L’esprit motivé par la viande : interview du Dr. Jared Piazza

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Dr. Jared Piazza

Le Dr. Jared Piazza est chargé de cours à l’université de Lancaster au Royaume-Uni. Il axe sa recherche sur le processus de décision morale, en particulier sur la façon dont on envisage la valeur morale des animaux. Jared Piazza et ses collègues ont récemment publié les articles « Rationalizing meat consumption: The 4Ns » (« Rationaliser la consommation de viande : les 4 N », dans la revue Appetite, et « When meat gets personal, animals’ minds matter less » (« Quand la viande devient une affaire personnelle, les esprits des animaux comptent moins ») dans Social Psychological and Personality Science. J’ai assisté à l’intervention de Jared à la Care Conference à Varsovie en juillet 2016 et je l’ai ensuite interviewé. On a évoqué les obstacles rencontrés par les défenseurs des animaux. Ce billet est un peu plus long que d’habitude, mais je suis certain que vous ne perdrez pas votre temps.

Vegan Strategist : Jared, pourquoi y a-t-il si peu de véganes dans le monde ? On dépasse à peine les un pour cent.
Jared Piazza : Il y a plusieurs réponses possibles. Est-ce parce que les gens ne se soucient pas des animaux ? Je ne le crois pas. Par exemple, les Américains ont dépensé plus de 60 milliards de dollars pour leurs animaux de compagnie en 2015. Je ne crois qu’ils ne se soucient que des chiens et des chats et pas aussi des animaux de ferme. Est-ce parce que les gens ne savent pas ce qui arrive aux animaux d’élevage et que nous n’avons qu’à leur apprendre les faits ? Je ne pense pas que ce soit non plus la réponse. Ça fait des dizaines d’années que le mouvement a sensibilisé le public sur ces questions.

Alors, la bonne réponse…?
La meilleure réponse que je puisse donner, c’est que les gens aiment vraiment la viande et qu’ils veulent continuer à en manger. Cela les rend moins sensibles aux arguments moraux vis-à-vis des animaux d’élevage. Si on peut les aborder par leur motivation pour la viande, alors il se peut qu’ils soient plus réceptifs aux messages de défense des animaux et au changement de leur comportement. Le goût se développe très tôt dans la vie et cela reste pas mal inchangé ensuite. Beaucoup de gens sont néophobes (ont peur de la nouveauté) quand il s’agit de nourriture. Il n’est donc pas facile de changer son goût. Mais le côté positif, c’est qu’une fois qu’ils ont vraiment changé, nombre d’entre eux peuvent perdre leur gout antérieur plutôt vite et de manière permanente. Cela est particulièrement vrai pour ceux qui s’abstiennent de manger de la viande pour des raisons éthiques. Si vous êtes végane depuis longtemps et que vous avez du mal à comprendre le pouvoir de séduction de la viande, je peux vous recommander le livre Meathooked de Marta Zaraska.


Vous avez travaillé sur deux obstacles particuliers que rencontrent les défenseurs des animaux : la réactance morale et le raisonnement motivé. Pourriez-vous nous en dire plus ?

La réactance morale, c’est quand on ne veut pas être critiqué ni qu’on nous dise que ce qu’on fait n’est pas éthique. Le simple fait d’évoquer la question du végétarisme – ou même simplement ne pas manger de viande à la table de mangeurs de viande – peut entrainer ce type de réactance, les autres pouvant ressentir un reproche moral implicite dans ce que vous dites ou dans ce que vous faites ou non.
Le raisonnement motivé concerne les justifications a posteriori. Plutôt que d’être ouverts à un faisceau de preuves, la plupart veulent que leur raisonnement conclue qu’ils n’ont pas besoin de changer. Ils rassemblent donc des raisons et des idées qui justifient leur conclusion préférentielle, qui veut qu’ils n’ont pas à changer. Quand vous vous trouvez dans un « état motivé », vous êtes motivé dans une certaine direction. Vous vous engagez personnellement et vous orientez votre raisonnement de telle sorte qu’il justifie vos préférences, qui sont formatées par vos habitudes et par vos goûts. En revanche, si vous créez d’abord un contexte dans lequel il n’y a pas de pression externe au changement, les gens envisageront peut-être de manière critique l’ensemble des arguments (par exemple, que la consommation de viande n’est pas nécessaire, etc.).

Tout ça n’est pas très nouveau pour nous qui croyons au pouvoir de la pensée rationnelle…
Le raisonnement motivé n’est certainement pas le raisonnement rationnel ou objectif. Et il peut entraîner certains problèmes. Les gens modifieront leur façon de voir les animaux de telle sorte que leurs convictions soient cohérentes avec leur goût pour la viande. C’est ce qu’on appelle l’alignement de la conviction. La recherche a montré que si vous rappelez aux gens qu’ils mangent des animaux, ils penseront moins aux animaux (en termes de capacités mentales) que quand on ne le leur rappelle pas. Ils réduisent aussi leurs préoccupations morales pour les animaux quand ils voient les animaux comme de la nourriture.

Il y a aussi l’ignorance délibérée, que vous avez testée par une intéressante expérience.
Oui, l’ignorance délibérée c’est le fait que, quand des individus sont dans un état motivé, il se peut qu’ils évitent ou mettent de côté des informations « ennuyeuses » qui, sinon auraient été pertinentes. Dans une étude, avec Steve Loughnan, nous avons donné à des sujets un scénario où, à un moment donné dans le futur, des scientifiques découvrent une nouvelle espèce animale (les « trablans ») sur une autre planète. Quand on a présenté les trablans comme intelligents, les gens étaient plus concernés par l’animal que quand on les présentait comme pas très malins. On a vu clairement une corrélation entre l’intelligence perçue des trablans et l’intérêt moral qui leur était porté. Mais on a alors effectué une deuxième étude dans laquelle on a aussi mis des cochons et des tapirs en jeu, en disant aux gens qu’ils étaient aussi des animaux intelligents. On a alors observé que, dans le cas des cochons, que l’on mange, au contraire du tapir et des trablans, l’intelligence des cochons avait moins d’effet sur l’intérêt moral qui leur était porté. Autrement dit, l’intelligence des cochons était ignorée de manière stratégique.

Un trablan, animal imaginé par Jared Piazza et ses collègues chercheurs.

En tant que défenseurs des animaux, comment lutter contre tous ces obstacles ?
On peut déjà essayer d’éviter le raisonnement motivé. Il s’agit de s’adresser aux gens avant qu’ils aient besoin de défendre leurs choix, c’est-à-dire avant qu’ils soient dans un état défensif, motivé qui leur fasse produire des rationalisations a posteriori. On peut y arriver en les faisant penser qu’il sont déjà sur la voie de la diminution de la viande – en leur rappelant tous les délicieux mets sans viande qu’ils mangent déjà et qu’ils apprécient. C’est comme cela que je suis passé d’omnivore à « végétarien santé » puis à végane. J’ai commencé par réduire ma consommation de viande, car ma maman m’avait fait peur avec les propriétés cancérigènes de la viande. Avec le temps, ne pas manger de viande est devenu une partie de mon identité, ce qui m’a rendu plus réceptif à l’information sur l’élevage intensif et la libération animale. Une autre stratégie pourrait être de créer des environnements “sûrs” où les gens pourraient se demander pourquoi ils mangent de la viande, plutôt que ce soient les membres de l’avant-garde morale qui leur disent pourquoi c’est mal de manger de la viande. C’est certainement plus facile à dire qu’à faire, mais la psychologie peut apporter quelques trucs utiles.

La littérature psychologique sur la persuasion a clairement montré que les gens n’aiment pas penser qu’on les persuade (voir résistance à la persuasion), donc n’essayez pas de les persuader ouvertement. Ne dites pas « Je suis dans ce groupe, pas toi, mais tu devrais l’être ». Si, en tant qu’omnivore, j’ai peur que vous me critiquiez et que vous ne vouliez pas faire de compromis, alors pourquoi discuterais-je avec vous, si je sais que cela ne va aller que dans une seule direction ? On devrait peut-être essayer plus souvent de donner aux gens l’occasion de se persuader eux-mêmes. Dans mon labo, on a découvert que si l’on fait écrire à des omnivores un argumentaire opposé à leur position – par exemple, leur demander d’essayer de convaincre un ami qu’il n’est pas nécessaire de manger de la viande – plutôt qu’un argumentaire qui va dans leur sens (par exemple, pourquoi c’est nécessaire), les gens sont plus réceptifs aux messages compassionnels sur les animaux de la ferme et plus enclins à envisager des repas végétariens. Ici, l’idée, c’est que les gens peuvent être convaincus par leurs propres arguments, plus que s’ils sont contraints par des influences extérieures, même si ces arguments sont contraires à ce qu’ils pensaient à l’origine. Donc, en tant que défenseurs des animaux, on devrait étudier plus de façons d’enrôler des gens dans la défense des animaux, en développant une pensée critique sur les animaux et la viande, plutôt qu’en les culpabilisant pour leur consommation de viande.

Nous autres véganes, pourrions peut-être nous présenter aux mangeurs de viande comme d’horribles omnivores, en leur laissant jouer le rôle opposé ?
C’est une idée intéressante !

Si les arguments rationnels ne peuvent pas nous amener plus loin, qu’en est-il des messages émotionnels ?
Je pense que les émotions positives peuvent être particulièrement utiles. Il me vient à l’esprit le pouvoir de motivation qu’entraîne la vue d’un bébé animal. Les bébés animaux sont mignons. Les mammifères partagent un “modèle du bébé” : les caractéristiques physiques des jeunes animaux (les grands yeux, le visage rond, le petit nez) qui peuvent générer des émotions et un comportement nourriciers et d’affection.

Dans une étude, on a montré des images de chatons et de chiots à des participants (ou des chats et chiens adultes), puis on leur a fait jouer au jeu Opération (« Docteur Maboul », un jeu qui demande des mouvements fins et soigneux pour ôter des organes d’une main stable, afin de ne pas être pénalisé). Les participants à qui on avait montré des bébés animaux ont mieux réussi à ce jeu, ce qui suggère qu’ils étaient plus “soigneux”. Et quand on mesurait leur prise avec un instrument adapté, elle était apparemment moins forte. Je me suis demandé si le fait de voir des bébés animaux de la ferme évoquait plus de tendresse, sentiment en désa ccord avec le goût pour la viande. Il est certain que des groupes de défense des animaux pensent implicitement que c’est le cas : nombre de pubs et de brochures que j’ai vues sont remplies de photos de bébés animaux de la ferme. On a mené quelques études pour tester cette idée et on a obtenu des résultats contradictoires (on est en train d’écrire les résultats). L’exposition à des images de mignons animaux de la ferme semble bien évoquer de la tendresse et réduire le goût pour la viande, mais surtout chez les femmes, et quand on lie directement l’animal et la viande. L’effet a été assez faible, mais constant, donc la tendresse semble être une émotion utile à cibler pour les défenseurs des animaux, au moins chez les femmes.

Et l’évocation d’émotions négatives ?
Je pense qu’essayer de provoquer un dégoût physique pour la viande (par exemple, en disant qu’elle pourrait contenir de germes, qu’elle est pourrie, ou autre) pourrait être efficace. Cependant, je ne recommanderais pas de provoquer du dégoût pour le fait de tuer des animaux. Le dégoût pour la cruauté n’est pas une émotion transformatrice : la réaction de dégoût consiste à repousser ou à s’éloigner de l’objet du dégoût (que ce soit du sang, des boyaux, ou autre). Je pense que la colère est une émotion plus transformatrice dans ces circonstances, car elle implique une évaluation de l’injustice et une volonté de corriger ce qui est mal. Mais il faut aussi être prudent avec la colère, car la frontière est étroite entre la colère et la culpabilité. Vous devez faire clairement porter la responsabilité aux producteurs, pas aux consommateurs. Si les gens se sentent responsables de l’injustice, ils seront largement plus tentés de rejeter la faute sur un autre, que de rechercher la justice.

La culpabilité, ça peut marcher ? Beaucoup de véganes disent avoir été convaincus par d’autres véganes qui leur ont dit les faits crûment. Qu’en pensez-vous ?
Parfois, peut-être. Mais je pense que la culpabilisation échoue en général, car la personne culpabilisée refuse d’être accusée de faire quelque chose de mal, et elle peut trop  facilement trouver des justifications qui font qu’elle rejette les accusations.

Vous avez également effectué des recherches sur les 3 N de la justification de Melanie Joy : manger de la viande est nécessaire, naturel et normal.
Oui, avec Steve Loughnan et Matt Ruby, on a cherché à savoir si les trois N de Melanie Joy – manger de la viande est nécessaire, naturel et normal – étaient les principales justifications que donnaient les gens pour défendre leur droit de manger des animaux. On avait tous trois lu le merveilleux livre de Melanie et on voulait tester sa théorie. On a donc recruté des omnivores : un groupe d’adultes américains recrutés par internet et un groupe séparé d’étudiants de premier cycle de l’université de Pennsylvanie. On leur a simplement demandé « Pourquoi est-ce que c’est bien de manger de la viande ? » et on a catégorisé leurs réponses. Pour notre plus grand bonheur, on a trouvé la preuve que les gens évoquaient en fait les 3 N sur lesquels Melanie avait écrit. Ils évoquaient aussi un quatrième N – manger de la viande, c’est sympa [« nice » en anglais] (c’est-à-dire agréable, goûteux, etc.). Plutôt bizarre comme argument pour défendre son droit à faire quelque chose de nuisible, mais c’est néanmoins revenu assez souvent. Ainsi, on en est arrivé aux 4 N de la justification de consommation de viande. Nécessaire était le plus répandu, mais Naturel et Nice (sympa) avaient le plus haut niveau d’acceptation, ce qui nous suggère qu’ils pourraient être les moins malléables des quatre.

En matière de recherche, quels autres axes d’étude estimez-vous importants ?
Je pense vraiment qu’on ne sait pas grand-chose sur les raisons pour lesquelles des gens deviennent végétariens ou véganes. On en sait plus sur les obstacles que rencontrent les gens quand ils ne mangent pas de viande, que sur la façon dont certains deviennent végétariens ou véganes. Quels traits psychologiques, quelles stratégies rendent possibles de tels changements de style de vie ? Tout le monde peut-il devenir végane ou bien y a-t-il quelque chose en particulier qui met les véganes à part ? Je m’attache particulièrement à mieux comprendre  comment certains peuvent être émus par la souffrance des animaux de ferme, au point d’arrêter de manger de la viande du jour au lendemain, pour ne plus jamais y toucher. J’essaie aussi de mieux comprendre comment tant de personnes peuvent recevoir la même information sur la souffrance massive des animaux et réagir avec horreur, mais sans faire quoi que ce soit.

Pour finir, pourriez-vous nous donner quelques recommandations pour les activistes ou le mouvement ?
Tout d’abord, faites de votre mieux pour éviter la réactance morale et le raisonnement motivé quand vous parlez de la consommation de viande avec les gens. Ce n’est pas toujours possible, mais mettez-vous à leur place. Comment réagiriez-vous si on vous suggérait que quelque chose que vous aimez faire et que vous avez fait la plupart de votre vie est immoral ? C’est peut-être quelque chose que vous n’avez jamais considéré comme un problème auparavant et qui vous apporte un plaisir quotidien. Pensez-vous que vous seriez immédiatement réceptif à leur message ? Ou remettriez-vous en cause leurs arguments ? Arrêteriez-vous immédiatement ce que vous avez fait toute votre vie, ou penseriez-vous immédiatement à des circonstances dans lesquelles ce que vous faites est parfaitement acceptable et ne pose aucun problème ? Une fois que vous vous abstenez de manger de la viande, il est facile d’oublier comment on voit les choses de l’autre côté, du point de vue de la majorité qui mange de la viande, qui se demande pourquoi on fait tout ce foin.
Je recommanderais aussi aux défenseurs [des animaux] d’être accueillants, de chercher à intégrer et de ne pas abandonner. Il faut que les gens pensent réellement qu’ils peuvent changer. Il faut responsabiliser les gens, pas seulement en leur faisant prendre conscience que la production de viande détruit la planète et ruine des vies (des vies qui comptent vraiment), mais aussi en leur donnant l’occasion d’imaginer d’autres façons de voir le monde, particulièrement la façon dont ils se voient eux-mêmes, afin qu’ils puissent raisonner d’une manière moins défensive, moins orientée vers la préservation de soi. Je pense qu’on aura peut-être plus de succès de cette manière.

Merci, Jared, pour cette interview !

Également publié ici : https://www.vegetarisme.fr/lesprit-motive-viande-interview-dr-jared-piazza/.

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