L’esprit motivé par la viande : interview du Dr. Jared Piazza

Dr. Jared Piazza

Le Dr. Jared Piazza est chargé de cours à l’université de Lancaster au Royaume-Uni. Il axe sa recherche sur le processus de décision morale, en particulier sur la façon dont on envisage la valeur morale des animaux. Jared Piazza et ses collègues ont récemment publié les articles « Rationalizing meat consumption: The 4Ns » (« Rationaliser la consommation de viande : les 4 N », dans la revue Appetite, et « When meat gets personal, animals’ minds matter less » (« Quand la viande devient une affaire personnelle, les esprits des animaux comptent moins ») dans Social Psychological and Personality Science. J’ai assisté à l’intervention de Jared à la Care Conference à Varsovie en juillet 2016 et je l’ai ensuite interviewé. On a évoqué les obstacles rencontrés par les défenseurs des animaux. Ce billet est un peu plus long que d’habitude, mais je suis certain que vous ne perdrez pas votre temps.

Vegan Strategist : Jared, pourquoi y a-t-il si peu de véganes dans le monde ? On dépasse à peine les un pour cent.
Jared Piazza : Il y a plusieurs réponses possibles. Est-ce parce que les gens ne se soucient pas des animaux ? Je ne le crois pas. Par exemple, les Américains ont dépensé plus de 60 milliards de dollars pour leurs animaux de compagnie en 2015. Je ne crois qu’ils ne se soucient que des chiens et des chats et pas aussi des animaux de ferme. Est-ce parce que les gens ne savent pas ce qui arrive aux animaux d’élevage et que nous n’avons qu’à leur apprendre les faits ? Je ne pense pas que ce soit non plus la réponse. Ça fait des dizaines d’années que le mouvement a sensibilisé le public sur ces questions.

Alors, la bonne réponse…?
La meilleure réponse que je puisse donner, c’est que les gens aiment vraiment la viande et qu’ils veulent continuer à en manger. Cela les rend moins sensibles aux arguments moraux vis-à-vis des animaux d’élevage. Si on peut les aborder par leur motivation pour la viande, alors il se peut qu’ils soient plus réceptifs aux messages de défense des animaux et au changement de leur comportement. Le goût se développe très tôt dans la vie et cela reste pas mal inchangé ensuite. Beaucoup de gens sont néophobes (ont peur de la nouveauté) quand il s’agit de nourriture. Il n’est donc pas facile de changer son goût. Mais le côté positif, c’est qu’une fois qu’ils ont vraiment changé, nombre d’entre eux peuvent perdre leur gout antérieur plutôt vite et de manière permanente. Cela est particulièrement vrai pour ceux qui s’abstiennent de manger de la viande pour des raisons éthiques. Si vous êtes végane depuis longtemps et que vous avez du mal à comprendre le pouvoir de séduction de la viande, je peux vous recommander le livre Meathooked de Marta Zaraska.


Vous avez travaillé sur deux obstacles particuliers que rencontrent les défenseurs des animaux : la réactance morale et le raisonnement motivé. Pourriez-vous nous en dire plus ?

La réactance morale, c’est quand on ne veut pas être critiqué ni qu’on nous dise que ce qu’on fait n’est pas éthique. Le simple fait d’évoquer la question du végétarisme – ou même simplement ne pas manger de viande à la table de mangeurs de viande – peut entrainer ce type de réactance, les autres pouvant ressentir un reproche moral implicite dans ce que vous dites ou dans ce que vous faites ou non.
Le raisonnement motivé concerne les justifications a posteriori. Plutôt que d’être ouverts à un faisceau de preuves, la plupart veulent que leur raisonnement conclue qu’ils n’ont pas besoin de changer. Ils rassemblent donc des raisons et des idées qui justifient leur conclusion préférentielle, qui veut qu’ils n’ont pas à changer. Quand vous vous trouvez dans un « état motivé », vous êtes motivé dans une certaine direction. Vous vous engagez personnellement et vous orientez votre raisonnement de telle sorte qu’il justifie vos préférences, qui sont formatées par vos habitudes et par vos goûts. En revanche, si vous créez d’abord un contexte dans lequel il n’y a pas de pression externe au changement, les gens envisageront peut-être de manière critique l’ensemble des arguments (par exemple, que la consommation de viande n’est pas nécessaire, etc.).

Tout ça n’est pas très nouveau pour nous qui croyons au pouvoir de la pensée rationnelle…
Le raisonnement motivé n’est certainement pas le raisonnement rationnel ou objectif. Et il peut entraîner certains problèmes. Les gens modifieront leur façon de voir les animaux de telle sorte que leurs convictions soient cohérentes avec leur goût pour la viande. C’est ce qu’on appelle l’alignement de la conviction. La recherche a montré que si vous rappelez aux gens qu’ils mangent des animaux, ils penseront moins aux animaux (en termes de capacités mentales) que quand on ne le leur rappelle pas. Ils réduisent aussi leurs préoccupations morales pour les animaux quand ils voient les animaux comme de la nourriture.

Il y a aussi l’ignorance délibérée, que vous avez testée par une intéressante expérience.
Oui, l’ignorance délibérée c’est le fait que, quand des individus sont dans un état motivé, il se peut qu’ils évitent ou mettent de côté des informations « ennuyeuses » qui, sinon auraient été pertinentes. Dans une étude, avec Steve Loughnan, nous avons donné à des sujets un scénario où, à un moment donné dans le futur, des scientifiques découvrent une nouvelle espèce animale (les « trablans ») sur une autre planète. Quand on a présenté les trablans comme intelligents, les gens étaient plus concernés par l’animal que quand on les présentait comme pas très malins. On a vu clairement une corrélation entre l’intelligence perçue des trablans et l’intérêt moral qui leur était porté. Mais on a alors effectué une deuxième étude dans laquelle on a aussi mis des cochons et des tapirs en jeu, en disant aux gens qu’ils étaient aussi des animaux intelligents. On a alors observé que, dans le cas des cochons, que l’on mange, au contraire du tapir et des trablans, l’intelligence des cochons avait moins d’effet sur l’intérêt moral qui leur était porté. Autrement dit, l’intelligence des cochons était ignorée de manière stratégique.

Un trablan, animal imaginé par Jared Piazza et ses collègues chercheurs.

En tant que défenseurs des animaux, comment lutter contre tous ces obstacles ?
On peut déjà essayer d’éviter le raisonnement motivé. Il s’agit de s’adresser aux gens avant qu’ils aient besoin de défendre leurs choix, c’est-à-dire avant qu’ils soient dans un état défensif, motivé qui leur fasse produire des rationalisations a posteriori. On peut y arriver en les faisant penser qu’il sont déjà sur la voie de la diminution de la viande – en leur rappelant tous les délicieux mets sans viande qu’ils mangent déjà et qu’ils apprécient. C’est comme cela que je suis passé d’omnivore à « végétarien santé » puis à végane. J’ai commencé par réduire ma consommation de viande, car ma maman m’avait fait peur avec les propriétés cancérigènes de la viande. Avec le temps, ne pas manger de viande est devenu une partie de mon identité, ce qui m’a rendu plus réceptif à l’information sur l’élevage intensif et la libération animale. Une autre stratégie pourrait être de créer des environnements “sûrs” où les gens pourraient se demander pourquoi ils mangent de la viande, plutôt que ce soient les membres de l’avant-garde morale qui leur disent pourquoi c’est mal de manger de la viande. C’est certainement plus facile à dire qu’à faire, mais la psychologie peut apporter quelques trucs utiles.

La littérature psychologique sur la persuasion a clairement montré que les gens n’aiment pas penser qu’on les persuade (voir résistance à la persuasion), donc n’essayez pas de les persuader ouvertement. Ne dites pas « Je suis dans ce groupe, pas toi, mais tu devrais l’être ». Si, en tant qu’omnivore, j’ai peur que vous me critiquiez et que vous ne vouliez pas faire de compromis, alors pourquoi discuterais-je avec vous, si je sais que cela ne va aller que dans une seule direction ? On devrait peut-être essayer plus souvent de donner aux gens l’occasion de se persuader eux-mêmes. Dans mon labo, on a découvert que si l’on fait écrire à des omnivores un argumentaire opposé à leur position – par exemple, leur demander d’essayer de convaincre un ami qu’il n’est pas nécessaire de manger de la viande – plutôt qu’un argumentaire qui va dans leur sens (par exemple, pourquoi c’est nécessaire), les gens sont plus réceptifs aux messages compassionnels sur les animaux de la ferme et plus enclins à envisager des repas végétariens. Ici, l’idée, c’est que les gens peuvent être convaincus par leurs propres arguments, plus que s’ils sont contraints par des influences extérieures, même si ces arguments sont contraires à ce qu’ils pensaient à l’origine. Donc, en tant que défenseurs des animaux, on devrait étudier plus de façons d’enrôler des gens dans la défense des animaux, en développant une pensée critique sur les animaux et la viande, plutôt qu’en les culpabilisant pour leur consommation de viande.

Nous autres véganes, pourrions peut-être nous présenter aux mangeurs de viande comme d’horribles omnivores, en leur laissant jouer le rôle opposé ?
C’est une idée intéressante !

Si les arguments rationnels ne peuvent pas nous amener plus loin, qu’en est-il des messages émotionnels ?
Je pense que les émotions positives peuvent être particulièrement utiles. Il me vient à l’esprit le pouvoir de motivation qu’entraîne la vue d’un bébé animal. Les bébés animaux sont mignons. Les mammifères partagent un “modèle du bébé” : les caractéristiques physiques des jeunes animaux (les grands yeux, le visage rond, le petit nez) qui peuvent générer des émotions et un comportement nourriciers et d’affection.

Dans une étude, on a montré des images de chatons et de chiots à des participants (ou des chats et chiens adultes), puis on leur a fait jouer au jeu Opération (« Docteur Maboul », un jeu qui demande des mouvements fins et soigneux pour ôter des organes d’une main stable, afin de ne pas être pénalisé). Les participants à qui on avait montré des bébés animaux ont mieux réussi à ce jeu, ce qui suggère qu’ils étaient plus “soigneux”. Et quand on mesurait leur prise avec un instrument adapté, elle était apparemment moins forte. Je me suis demandé si le fait de voir des bébés animaux de la ferme évoquait plus de tendresse, sentiment en désa ccord avec le goût pour la viande. Il est certain que des groupes de défense des animaux pensent implicitement que c’est le cas : nombre de pubs et de brochures que j’ai vues sont remplies de photos de bébés animaux de la ferme. On a mené quelques études pour tester cette idée et on a obtenu des résultats contradictoires (on est en train d’écrire les résultats). L’exposition à des images de mignons animaux de la ferme semble bien évoquer de la tendresse et réduire le goût pour la viande, mais surtout chez les femmes, et quand on lie directement l’animal et la viande. L’effet a été assez faible, mais constant, donc la tendresse semble être une émotion utile à cibler pour les défenseurs des animaux, au moins chez les femmes.

Et l’évocation d’émotions négatives ?
Je pense qu’essayer de provoquer un dégoût physique pour la viande (par exemple, en disant qu’elle pourrait contenir de germes, qu’elle est pourrie, ou autre) pourrait être efficace. Cependant, je ne recommanderais pas de provoquer du dégoût pour le fait de tuer des animaux. Le dégoût pour la cruauté n’est pas une émotion transformatrice : la réaction de dégoût consiste à repousser ou à s’éloigner de l’objet du dégoût (que ce soit du sang, des boyaux, ou autre). Je pense que la colère est une émotion plus transformatrice dans ces circonstances, car elle implique une évaluation de l’injustice et une volonté de corriger ce qui est mal. Mais il faut aussi être prudent avec la colère, car la frontière est étroite entre la colère et la culpabilité. Vous devez faire clairement porter la responsabilité aux producteurs, pas aux consommateurs. Si les gens se sentent responsables de l’injustice, ils seront largement plus tentés de rejeter la faute sur un autre, que de rechercher la justice.

La culpabilité, ça peut marcher ? Beaucoup de véganes disent avoir été convaincus par d’autres véganes qui leur ont dit les faits crûment. Qu’en pensez-vous ?
Parfois, peut-être. Mais je pense que la culpabilisation échoue en général, car la personne culpabilisée refuse d’être accusée de faire quelque chose de mal, et elle peut trop  facilement trouver des justifications qui font qu’elle rejette les accusations.

Vous avez également effectué des recherches sur les 3 N de la justification de Melanie Joy : manger de la viande est nécessaire, naturel et normal.
Oui, avec Steve Loughnan et Matt Ruby, on a cherché à savoir si les trois N de Melanie Joy – manger de la viande est nécessaire, naturel et normal – étaient les principales justifications que donnaient les gens pour défendre leur droit de manger des animaux. On avait tous trois lu le merveilleux livre de Melanie et on voulait tester sa théorie. On a donc recruté des omnivores : un groupe d’adultes américains recrutés par internet et un groupe séparé d’étudiants de premier cycle de l’université de Pennsylvanie. On leur a simplement demandé « Pourquoi est-ce que c’est bien de manger de la viande ? » et on a catégorisé leurs réponses. Pour notre plus grand bonheur, on a trouvé la preuve que les gens évoquaient en fait les 3 N sur lesquels Melanie avait écrit. Ils évoquaient aussi un quatrième N – manger de la viande, c’est sympa [« nice » en anglais] (c’est-à-dire agréable, goûteux, etc.). Plutôt bizarre comme argument pour défendre son droit à faire quelque chose de nuisible, mais c’est néanmoins revenu assez souvent. Ainsi, on en est arrivé aux 4 N de la justification de consommation de viande. Nécessaire était le plus répandu, mais Naturel et Nice (sympa) avaient le plus haut niveau d’acceptation, ce qui nous suggère qu’ils pourraient être les moins malléables des quatre.

En matière de recherche, quels autres axes d’étude estimez-vous importants ?
Je pense vraiment qu’on ne sait pas grand-chose sur les raisons pour lesquelles des gens deviennent végétariens ou véganes. On en sait plus sur les obstacles que rencontrent les gens quand ils ne mangent pas de viande, que sur la façon dont certains deviennent végétariens ou véganes. Quels traits psychologiques, quelles stratégies rendent possibles de tels changements de style de vie ? Tout le monde peut-il devenir végane ou bien y a-t-il quelque chose en particulier qui met les véganes à part ? Je m’attache particulièrement à mieux comprendre  comment certains peuvent être émus par la souffrance des animaux de ferme, au point d’arrêter de manger de la viande du jour au lendemain, pour ne plus jamais y toucher. J’essaie aussi de mieux comprendre comment tant de personnes peuvent recevoir la même information sur la souffrance massive des animaux et réagir avec horreur, mais sans faire quoi que ce soit.

Pour finir, pourriez-vous nous donner quelques recommandations pour les activistes ou le mouvement ?
Tout d’abord, faites de votre mieux pour éviter la réactance morale et le raisonnement motivé quand vous parlez de la consommation de viande avec les gens. Ce n’est pas toujours possible, mais mettez-vous à leur place. Comment réagiriez-vous si on vous suggérait que quelque chose que vous aimez faire et que vous avez fait la plupart de votre vie est immoral ? C’est peut-être quelque chose que vous n’avez jamais considéré comme un problème auparavant et qui vous apporte un plaisir quotidien. Pensez-vous que vous seriez immédiatement réceptif à leur message ? Ou remettriez-vous en cause leurs arguments ? Arrêteriez-vous immédiatement ce que vous avez fait toute votre vie, ou penseriez-vous immédiatement à des circonstances dans lesquelles ce que vous faites est parfaitement acceptable et ne pose aucun problème ? Une fois que vous vous abstenez de manger de la viande, il est facile d’oublier comment on voit les choses de l’autre côté, du point de vue de la majorité qui mange de la viande, qui se demande pourquoi on fait tout ce foin.
Je recommanderais aussi aux défenseurs [des animaux] d’être accueillants, de chercher à intégrer et de ne pas abandonner. Il faut que les gens pensent réellement qu’ils peuvent changer. Il faut responsabiliser les gens, pas seulement en leur faisant prendre conscience que la production de viande détruit la planète et ruine des vies (des vies qui comptent vraiment), mais aussi en leur donnant l’occasion d’imaginer d’autres façons de voir le monde, particulièrement la façon dont ils se voient eux-mêmes, afin qu’ils puissent raisonner d’une manière moins défensive, moins orientée vers la préservation de soi. Je pense qu’on aura peut-être plus de succès de cette manière.

Merci, Jared, pour cette interview !

Également publié ici : https://www.vegetarisme.fr/lesprit-motive-viande-interview-dr-jared-piazza/.

Les véganes devraient-ils soutenir le burger végane de McDonald’s ?

Je me rappelle, il y a plus de quinze ans, avoir demandé aux végétariens et aux véganes ce qu’ils feraient si jamais McDonald’s créait un burger végane. Imaginez qu’en plus, ai-je dit, ils le testent quelque part et que le succès de ce test détermine s’il allait être commercialisé partout.

Parfois, les expériences de pensées (j’ai toujours aimé ça) deviennent réelles. Cette semaine, McDonald’s a sorti un burger végane à Tampere, en Finlande. Le succès qu’il aura jusqu’au mois de novembre pourrait influencer ce qui va arriver dans des milliers d’autres McDonald’s dans le monde.

Les véganes, comme souvent, sont assez divisés dans leurs réactions. Beaucoup applaudissent cette initiative, tandis que beaucoup d’autres affirment qu’ils ne mangeront jamais au grand jamais quoi que ce soit chez McDonald’s, parce qu’un burger végane ne peut pas effacer les nombreux aspects problématiques de cette entreprise.

Je vois passer beaucoup d’opinions venant des tripes, peu réfléchies à ce sujet. Permettez-moi donc de vous présenter quelques-unes de mes pensées à ce propos.

mcvegan
Qu’est-ce qui ne va pas avec McDonald’s ?

McDonald’s a été et, sur bien des aspects, reste une entreprise problématique. À vrai dire, aux yeux de nombreuses personnes (du moins les militants et les gens à gauche politiquement de manière générale), McDonald’s est plus ou moins le prototype d’une Mauvaise Entreprise. Quand je tape « what’s wrong with » (qu’est-ce qui ne va pas avec) dans Google, la première suggestion que je vois, c’est… McDonald’s. Le pamphlet de 1986 What’s Wrong With McDonald’s – et le procès « McLibel » lancé par la corporation contre Helen Steel et Dave Morris – a probablement quelque chose à voir avec ça. Le pamphlet parlait de la condition animale, des droits des travailleurs, de la déforestation, de la manipulation des enfants par les jouets, etc. Et pour beaucoup de gens, même si tous ces problèmes étaient résolus, McDonald’s serait simplement une entreprise toujours trop grosse, trop capitaliste, trop uniforme et trop de beaucoup d’autres choses pour qu’on la soutienne.

Je n’ai pas le temps de faire des recherches approfondies pour vérifier ce que fait McDonald’s aujourd’hui par rapport à toutes ces différentes dimensions sociales, mais étudions juste brièvement l’un de ces aspects : est-ce que McDonald’s est vraiment pire dans le domaine du bien-être animal que les autres entreprises similaires ? Selon Paul Shapiro, le Vice-Président de l’engagement politique au sein de l’organisation Humane Society of the US, l’annonce de l’entreprise en 2012 selon laquelle la branche américaine exigerait de ses fournisseurs qu’ils cessent de recourir aux cages de gestation et son annonce similaire datant de 2015 concernant l’élevage en batterie ont toutes deux provoqué une avalanche d’autres revendeurs majeurs faisant de même ou mieux. Concrètement, affirme Shapiro, les annonces de l’entreprise ont aidé à mettre en évidence le fait que ces pratiques de confinement en cages n’auront plus leur place dans le futur. Bien sûr, ce ne sont que de « simples » réformes welfaristes, mais elles représentent un début, et elles signifient des différences tangibles pour littéralement des milliards d’animaux.

Je pense que beaucoup de la haine qu’inspire McDonald’s n’est pas toujours complètement rationnelle, et qu’elle est en partie due au fait que McDo est devenu le symbole de tout ce qui ne va pas avec le capitalisme actuel. Mais disons, aux fins de la discussion, qu’on accepte juste que le géant du fast food soit quand même une entreprise très mauvaise – en effet elle achète, cuisine et sert un nombre gargantuesque d’animaux. Qu’est-ce que cela signifie concernant la relation des véganes et du mouvement végane avec le burger végane ?

Les opposants
J’ai vu beaucoup de personnes affirmant sur les réseaux sociaux qu’elles ne soutiendraient jamais McDonald’s. Elles refusent de dépenser leur argent chez une telle entreprise et, du coup (de leur point de vue), de contribuer à tout le mal qu’elle fait. Une réponse souvent entendue à ce genre d’argument est que ces mêmes personnes dépensent probablement pas mal d’argent auprès d’autres entreprises (comme par exemple des supermarchés), qui vendent également des morceaux d’animaux et peuvent aussi causer d’autres types de dégâts. Encore une fois, traiter de façon différente McDonald’s (et d’autres grandes chaînes de restauration rapide) ne me semble pas être une attitude rationnelle, mais pourrait avoir beaucoup à voir avec la fonction symbolique qu’a McDonald’s.

Parfois, il me semble que cela fait partie de la nature humaine de vouloir ou d’avoir besoin d’ennemis : beaucoup d’entre nous aiment juste détester certaines personnes ou entreprises. C’est pour cette raison que certains d’entre nous n’aiment pas forcément que l’ennemi s’améliore. Les gens ne veulent pas perdre leur ennemi et semblent avoir besoin d’un exutoire pour une certaine dose de haine ou de colère. Une indication de ceci est qu’il n’y a rien que l’ennemi puisse faire pour obtenir le soutien des opposants (les gens peuvent, par exemple, ne pas soutenir McDonald’s même si c’était 100% végane et écolo et… ). Parmi les opposants du McVegan, certains ont demandé si la moutarde, la sauce, les pains seraient véganes et si le « steak » serait frit sur le même grill que les steaks de bœuf – et ils semblaient être à la recherche de n’importe quelle excuse pour ne pas apporter leur soutien. D’autres disent que c’est juste de la merde.

Toute action positive entreprise sera considérée comme insignifiante, ou comme étant du greenwashing, ou vide, ou que sais-je. L’idée que cette entreprise est le Mal jusqu’à sa racine devient en quelque sorte immuable.

Certaines personnes dans le camp du Non considèrent l’enthousiasme du camp du Oui comme une sorte d’attitude « veganism über alles ». Ils voient les partisans du McVegan comme des gens qui applaudissent tout ce qui fait avancer la cause végane ou la cause animale, même si c’est au détriment d’autre chose. Il y a certainement des véganes qui sont très étroitement concentrés sur les animaux uniquement et ne se soucient pas de la convergence des problèmes de justice sociale. Mais je ne pense pas que ce soit nécessairement le cas de tous ceux qui disent oui au McVegan. Ces personnes souhaitent peut-être simplement encourager chaque pas en avant significatif, car ils se rendent compte que tout ne sera pas fait en une seule fois. Si McDonald’s prend des mesures significatives dans d’autres domaines, celles-ci pourraient également être applaudies, même si l’entreprise est toujours responsable d’énormément de souffrance animale.

Plaidoirie en faveur du McVegan
J’ai déjà écrit auparavant sur le fait que les grandes entreprises ont le pouvoir de faire de bonnes choses (voir Beyond Meat and Tyson: sleeping with the enemy? et Why vegans shouldn’t boycot Daiya cheese). Il est facile de voir quels sont les avantages de l’existence d’un burger végane chez McDo. Une telle offre aiderait énormément à normaliser et diffuser la nourriture végane et abaisserait le seuil de difficulté afin qu’un grand nombre de personnes y goûtent (le burger doit être savoureux, bien sûr – mais d’après ce que je lis, il l’est). Les entreprises qui voient un intérêt dans la vente de produits alimentaires végétaux commenceront également à devenir moins opposées à la croissance du phénomène végane.

Mais ce qui est le plus important, c’est que les grandes entreprises ont le pouvoir, les ressources, les contacts et les réseaux pour que ces produits se retrouvent partout. Je reviens juste de la conférence Extinction and Livestock à Londres, organisée par Compassion in World Farming et le WWF. Pendant l’un des débats, Josh Balk, Vice-Président de la division des animaux de ferme de l’organisation The Humane Society of the United States, nous a rappelé l’époque où le lait de soja ne pouvait être trouvé que dans un coin obscur de l’épicerie bio locale. Qu’est-ce qui s’est passé, a demandé Josh, pour que les laits végétaux passent de ce coin aux rayons de tous les principaux supermarchés des États-Unis ? Sa réponse : Dean Foods. La plus grande entreprise de produits laitiers des États-Unis a vu une opportunité et s’est mise aux laits végétaux. Il pourrait y avoir d’autres facteurs expliquant la popularité grandissante de ces produits, mais Big Dairy a clairement joué un grand rôle là-dedans.

Dean Foods a été une source d’inspiration pour que d’autres entreprises fassent comme elle et investissent dans les alternatives aux produits laitiers. De la même manière, McDonald’s, en cas de succès, pourrait inspirer d’autres chaînes (et peut-être que le géant du fast food a eu l’idée de commencer en Finlande en raison du succès de la chaîne Hesburger, qui propose un burger végane).

Les véganes peuvent-ils faire une différence ?
Si nous pensons qu’un burger végane chez McDonald’s est une bonne idée, nous pouvons participer activement en achetant ou en recommandant ce burger. Ou bien, nous pouvons simplement le soutenir en silence et laisser d’autres personnes l’acheter. Mais que se passerait-il si le mouvement végane (en Finlande ou internationalement) était réellement en mesure d’influer sur l’issue de cette expérience ? Le fait que ce burger s’appelle McVegan semble impliquer que les gens de McDonald’s ont au moins dans une certaine mesure la cible des véganes à l’esprit.

Supposez que, comme les articles de presse semblent l’indiquer, le succès de l’expérience finlandaise puisse influencer ou déterminer si et dans quelle mesure ce burger sortira dans d’autres pays. Pensez au nombre massif d’animaux à qui on épargnerait une vie de souffrance. Je suis sûr de moi quand je dis que, en supposant tout ça, je dépenserais volontiers mon argent là-dedans et je demanderais aux autres de faire de même. En outre, si j’étais le directeur d’une organisation finlandaise, je recommanderais même probablement à tous les véganes d’y aller (même si je prendrais en compte le potentiel retour de bâton des véganes moins pragmatiques).

Il est important de réaliser que McDonald’s a essayé de lancer un burger végane ou végétarien plusieurs fois dans différents pays, mais n’a jamais vraiment réussi nulle part (sauf en Inde). Imaginez que le burger végane américain de McDonald’s lancé en Californie et dans la ville de New York en 2003 ait eu du succès, et ait été commercialisé aux niveaux national et international, et ait inspiré d’autres entreprises… Il est difficile de dire si le mouvement végane aurait pu jouer un rôle important dans cela, mais ce n’est pas impensable. (De façon intéressante, la personne qui a supervisé le déploiement dans le Sud de la Californie du burger McVeggie, Don Thompson, est ensuite devenu le PDG de McDonald’s, mais a quitté l’entreprise depuis et fait maintenant partie du conseil d’administration de Beyond Meat.)

Les mauvaises intentions sont assez bonnes
Comme c’est souvent – et souvent à raison – le cas, notre façon de juger une action est en partie inspirée par notre façon de voir les intentions ou les motivations des personnes derrière l’action. Il est totalement raisonnable de supposer que la motivation derrière la commercialisation du McVegan est financière. De nombreux commentaires Facebook parlent exactement de cela : McDonald’s ne fait ça que pour l’argent ; ce ne sont que des salauds qui veulent nous soutirer de l’argent, etc., etc. Vouloir faire du profit est, bien sûr, entièrement normal pour une entreprise. Pourtant, beaucoup d’entre nous n’aiment pas cette motivation, tandis que nous aimons les motivations éthiques. Faites une petite expérience : imaginez que la PDG de McDonald’s Finlande est végane et qu’elle a sorti ce burger parce qu’elle veut faire quelque chose de bien pour les animaux. Il y a de grandes chances pour que vos opinions à propos de tout ça changent.
La question, pourtant, est à quel point ces intentions sont-elles importantes ? Il est certain que les animaux s’en fichent. Tout comme Saul Alinsky, un militant pour la justice sociale, je pense que nous devons permettre aux personnes de faire une bonne chose pour de mauvaises raisons. Alinsky écrit dans Être radical :

“Avec de très rare exceptions, les bonnes choses sont faites pour de mauvaises raisons. Il est futile d’exiger que les gens fassent une bonne chose pour la bonne raison – ce serait comme de combattre un moulin à vent. L’organisateur doit savoir et accepter que la bonne raison ne vient que comme une rationalisation morale une fois que la bonne conséquence a été obtenue pour la mauvaise raison – c’est pourquoi il doit rechercher et utiliser les mauvaises raisons pour atteindre les bons objectifs.”

J’ai été PDG de McDonald’s pendant une journée
Il y a peut-être vingt ans, au tout début de mon militantisme, j’ai organisé une manifestation dans un tout nouveau McDonald’s dans notre ville (Gand, en Belgique). Nous étions un groupe de personnes là-bas, avec les panneaux, slogans et tracts de rigueur, et un ou deux journaux ont couvert l’événement. Environ quinze ans plus tard, quand j’étais directeur d’EVA, l’organisation que j’ai co-fondée, j’ai fait ce qui s’appelait un “échange de job” avec le PDG de McDonald’s Belgique (c’était une initiative d’une organisation de développement durable dont nous étions tous les deux membres). Tandis que je faisais une présentation et que j’apprenais à connaître certaines personnes, pratiques et procédures de l’équipe de McDonald’s Belgique, ma propre équipe recevait et informait leur PDG et lui présentait les meilleures alternatives à la viande disponibles. La journée s’est terminée avec une rencontre entre moi et le PDG – qui ne nous étions pas vus de la journée – qui s’est déroulée… précisément au McDonald’s où j’avais organisé la manifestation plusieurs années auparavant…
La manifestation était un exemple de confrontation, tandis que l’échange de job était une forme de collaboration, ou au moins, quelque chose qui pouvait mener à cela. Aujourd’hui, ces deux formes d’actions sont toujours valables et nécessaires, mais personnellement je crois plus en la collaboration qu’en la confrontation.

Pas de destruction, pas de révolution, mais un changement graduel
McDonald’s ne va pas juste disparaître. Et cette entreprise ne va pas soudainement devenir une entreprise végane. La seule chose qui peut se produire est une amélioration progressive. Je respecte les véganes qui ne veulent rien avoir à faire avec cette amélioration et qui veulent rester le plus loin possible de certaines entreprises (les arguments rationnels sont utiles). Je ne dis pas que les boycotts ne sont jamais utiles ou couronnés de succès. Et je peux évidemment voir l’intérêt de soutenir des entreprises véganes autant que possible. Mais je pense que cette seule action ne suffira pas, et je pense que, pour les animaux, le soutien de grandes entreprises, bien intentionnées ou non, n’est pas juste un luxe. Qu’on le veuille ou non, c’est une nécessité.

Et juste au cas où quelqu’un de chez McDonald’s lirait : merci pour ce test ET oui, nous voulons que vous en fassiez plus.

Que la Force soit avec le burger végane.

Également publié ici : https://peuventilssouffrir.wordpress.com/2017/10/24/les-veganes-devraient-ils-soutenir-le-burger-vegane-de-mcdonalds/.

Pourquoi être végane, ce n’est pas une attitude radicale

Je vous soumets aujourd’hui une remarque glanée parmi toutes celles que j’entends régulièrement :

Être végane c’est comme être enceinte, on l’est où on ne l’est pas.

Ça paraît logique au premier abord, mais dès qu’on y réfléchit cinq minutes, cela n’a plus aucun sens ; car cette interprétation manichéenne du véganisme n’est pas une bonne stratégie, et en plus elle ne tient pas la route intellectuellement.

Tout d’abord, ce n’est pas une bonne stratégie que de déclarer que l’on est ou on n’est pas végane, sans rien tolérer entre les deux. Ce n’est pas la première fois que je m’exprime à ce sujet, il faut éviter de présenter le véganisme comme quelque chose de binaire, car cela exclut d’office tous ceux qui veulent nous rejoindre plus ou moins complètement. Bien sûr il est mathématiquement exact de dire que si on est à 99,5% végane on n’est pas vraiment végane (comme quelqu’un qui mange un morceau de gâteau non-végane une fois par an chez sa grand-mère). Mais il est clair qu’on est très proche du véganisme et qu’on n’est ni végétarien ni omnivore.

Il existe par ailleurs des zones d’ombre qui nous empêchent de savoir une fois pour toutes si l’utilisation ou la consommation de certains produits ou ingrédients fait de nous des véganes ou des non-véganes. En bref, ce qui est ou n’est pas végane n’est pas clairement défini, par conséquent être végane c’est en réalité essayer de se positionner sur une échelle de valeurs.

Donald Watson, le fondateur de la Vegan Society britannique, a défini le véganisme comme une philosophie, un mode de vie qui tend à exclure – autant que faire se peut – toute forme d’exploitation et de cruauté à l’égard des animaux, que ce soit pour se nourrir, se vêtir ou pour tout autre usage. Dire « autant que faire se peut » est important car cela laisse de l’espace pour un peu de flou et de subjectivité. Certains véganes ont les idées très claires sur les limites à respecter : pour ne pas manger la part de gâteau chez Mamie il suffit de dire non merci, un point c’est tout.

Mais ce qui est faisable pour un individu, ne l’est pas forcement pour un autre, et ce n’est pas à nous de dire à quelqu’un quelles doivent être ses limites. Et si vous n’êtes pas d’accord avec ce que je viens de dire, imaginez ce que vous allez penser de quelqu’un qui applique à la lettre les 320 pages du livre Veganissimo et vous dit qu’il se passe de tous ces ingrédients problématiques naturellement, sans difficulté aucune ?

Donc non, être végane ce n’est pas comme être enceinte. De même que les crudivores se disent à 80 ou 90% crudivores, on devrait pouvoir dire la même chose quand on est végane.

Alors bien sûr on nous fera remarquer que contrairement au mouvement crudivore, le véganisme n’est pas seulement un régime alimentaire, ce qui est tout à fait vrai, même si l’alimentation représente la majeure partie du mouvement. On nous dira que le véganisme n’est pas un régime mais une philosophie, une éthique, un mode de vie, un engagement total, bref que « soit on respecte les droits des animaux, soit on ne les respecte pas ! »

Mais si c’était si simple cela se saurait ! Prenons l’exemple des Droits de l’Homme : personne n’est irréprochable dans ce domaine ; on fait presque tous, la plupart du temps, preuve d’humanité, de compassion, mais on fait souvent aussi des erreurs graves.

On voit donc qu’adopter une position trop tranchée sur le véganisme et le respect des droits des animaux revient à exiger une perfection qui n’est pas de ce monde. Tout ce que nous pouvons faire c’est tendre à devenir meilleurs, en gardant toutefois à l’esprit l’idée que nous n’y parviendrons pas, car la perfection n’existe pas. Nous ne sommes qu’un groupe d’individus qui avançons dans une certaine direction, et qui essayons au passage de tendre la main à d’autres individus pour les inciter à participer au voyage.

Également publié ici : https://www.vegetarisme.fr/etre-vegane-pas-radical/.

Quatre degrés de séparation : comment vendre un plat végane au restaurant

Imaginez un plat végane dans un restaurant. Disons que c’est un plat appelé « Couscous marocain ». Parmi les situations suivantes laquelle préférez-vous ?

Quand je demande ce que vous préférez, la réponse que vous donnez dépend bien sûr des critères que vous utilisez pour évaluer ces situations. Pensez-vous à ce qui sera le plus pratique pour vous-même ? Dans ce cas, vous préférez probablement l’option 1 : dans des restaurants véganes, il n’y a pas de tracas, il n’y a pas de requêtes, pas de risques, pas d’incertitudes. Si vous ne pouvez pas avoir un restaurant végane, vous préférerez certainement que vos plats véganes soient clairement et nettement séparés des autres. Un menu végane physiquement distinct peut vous donner l’impression qu’on s’occupe vraiment de vous ici.

Mais bien sûr, ce qui est le plus pratique pour vous n’est pas le plus important ici – en tout cas, ça ne l’est pas pour moi. La question qui est bien plus importante est : combien de personnes commanderont ce plat végane ?

Si nous prenons ce critère, alors nous pouvons conclure que le restaurant végane n’est pas forcément la meilleure option. On peut supposer que de nombreuses personnes ne mettront jamais les pieds dans un établissement exclusivement végane. Du moins, elles ne le feront pas volontairement (elles pourraient être amenées là par des connaissances véganes). Donc une offre végane dans un établissement omnivore pourrait – en l’état actuel des choses – être en mesure de mettre plus de non-véganes face à l’idée et à l’option d’un plat végane que ne le pourrait un restaurant végane. (Je ne dis pas que les restaurants véganes ne présentent pas d’avantages – lire Vegan Islands vs. Infiltrators)

Mais même dans le contexte d’un restaurant omnivore, nous avons différentes façons de séparer le végane du non-végane. Jusqu’à quel point devrions-nous séparer et identifier les plats véganes ?

Un menu végane distinct (option 2), comme je l’ai dit, nous procure un sentiment agréable, mais je ne suis pas sûr que ce soit très productif. Les nombreux restaurants des hôtels du milliardaire Steve Wynn à Las Vegas ont tous des menus véganes séparés, mais en tant que client, il faut le savoir. Les serveurs ne vous donnent pas cette information spontanément, il y a donc peu de chance qu’un non-végane commande un plat végane ici.

Le degré de séparation suivant est une section végane distincte sur le (même) menu (option 3). Cette option est-elle intéressante ? C’est là qu’intervient une nouvelle étude, réalisée au sein de la London School of Economics. La chercheuse en sciences comportementales Linda Bacon a étudié si les plats végétaliens étaient commandés plus ou moins fréquemment lorsqu’ils étaient listés séparément sur un menu. Les résultats ont montré que dans le cas d’une section végétarienne séparée, la probabilité que ces plats soient commandés chutait spectaculairement de 56% ! (Je suppose que la différence aurait été encore plus importante si la section avait été intitulée « plats véganes »).

L’une des explications possibles est qu’une section séparée pourrait renforcer l’idée parmi les omnivores que les plats végétariens ou véganes ne sont pas pour eux. Pensez à comment vous regardez une section intitulée « sans gluten » ou « convient aux intolérants au lactose ». Si vous n’appartenez pas à la catégorie de personnes qui préfère ces plats ou qui a besoin de manger de cette manière, vous pouvez penser que ces plats ne sont pas pour vous et, en outre, qu’il leur manque quelque chose. Encore pire que « plats véganes », ce serait une section intitulée « pour véganes » ou « pour nos amis véganes ». Même si cette formulation est rare (je l’ai déjà vue), c’est comme ça que la plupart des gens pensent à propos des plats véganes : comme des plats pour les véganes. Dans les articles de journaux et les critiques, les produits véganes, les événements véganes, les restaurants véganes… sont très souvent décrits comme des trucs pour les véganes. En tant que véganes nous-mêmes, nous devons faire attention à ne pas confirmer cette idée, et à ne pas présumer automatiquement que quiconque utilise un produit végane, quiconque est présent lors d’un événement végane ou une conférence végane… est un végane. Nous ne faisons que confirmer la séparation entre véganes et non-véganes de cette manière.

Alors, du moins si nous regardons les chiffres de ventes, il semble, pour le moment, que nous ne devrions pas séparer les plats véganes sur le menu. Le degré de séparation suivant consiste à intégrer le plat dans le menu (option 4) tout en l’identifiant clairement. Ici, bien entendu, la mention exacte utilisée aura beaucoup d’importance. Il existe différentes possibilités : végane, végétalien, végétarien, sans viande, etc. Alain Coumont, fondateur de la chaîne mondialement connue Le Pain Quotidien, préfère le terme « botanique ». De plus, différents degrés de subtilité peuvent être utilisés. La mention peut être en petits ou gros caractères, en gras ou non, ou bien nous pouvons mettre un astérisque (*) à côté de l’intitulé des plats et expliquer en bas de la page que ces plats sont végétariens (véganes/végétaliens…). Je pense que nous ne devrions pas nous inquiéter de la commodité (ou pas) pour les véganes ici. Un végane a l’habitude de scanner les menus et de rechercher ces choses. Ce qui compte, encore une fois, c’est combien de personnes commandent le plat.

Enfin, nous pouvons éviter totalement de séparer le végane du non-végane (option 5). Cela signifie ne pas communiquer du tout sur le fait qu’un plat est végane. Je suppose que cela optimiserait la quantité de commandes véganes. Mais il y a quelques inconvénients à ça. Tout d’abord, encore plus que pour l’option précédente, ce n’est pas pratique du tout pour les véganes. Plus important, si les véganes ne fréquentent pas un restaurant parce qu’à première vue il n’a pas d’options véganes au menu, nous ne pourrons pas aider à booster les ventes de plats véganes du restaurant, et donc, soutenir son engagement à les proposer. De plus, de nombreuses personnes pourraient commander ces plats véganes, mais on pourrait argumenter que si elles ne savent pas du tout qu’un plat est végane, ça pourrait être une opportunité manquée (lire également The Rise of the Stealth Vegan Restaurants).

Évidemment, outre le degré de séparation et les mentions que nous choisissons, il y a bien d’autres facteurs qui peuvent influencer les choix des clients. Outre le prix, il y a, par exemple, le nom du plat. Nous pouvons appeler un plat « Couscous marocain avec légumes frais du marché, épices grillées et menthe fraîche », le faire paraître si savoureux que n’importe qui pourrait le choisir.

Comme pour beaucoup de choses, savoir quel choix est le meilleur dépend du moment. Nous pouvons faire plus d’études et voir ce que les gens veulent commander et manger. Mais s’ils ne veulent pas commander végane, cela ne signifie pas seulement que nous devons faire attention avec la mention « végane » (et avec le fait de séparer ce qui est végane de ce qui ne l’est pas). Cela signifie également que nous devons travailler plus sur la popularité et l’image du terme (en supposant qu’un terme comme « végane » est quelque chose d’utile).

Idéalement, « végane » deviendrait un terme extrêmement positif et serait donc une mention qui augmenterait les ventes. Nous n’en sommes pas encore là, mais nous devons travailler dans ce sens. Le mouvement végane peut aider à cela également, de plusieurs manières. En premier lieu, nous ne devrions pas voir d’un mauvais œil le fait que le véganisme devienne une tendance, comme cela semble se produire dans de plus en plus d’endroits. Nous devrions apprécier n’importe quelles raisons pour lesquelles des gens choisissent l’option végane, même si ces raisons peuvent nous sembler superficielles. Je pense que ce n’est pas une bonne idée d’aller dire partout que cela n’a rien à voir avec le véganisme (parce que le véganisme se rapporte à l’éthique, etc. – voir “Don’t You Dare Call Yourself a Vegan“). Chaque fois que quelqu’un commande un (bon) plat végane, quelle qu’en soit la raison, des choses se produisent. Les restaurants remarquent l’intérêt. Et les gens ont une bonne expérience gustative, et leurs cœurs et leurs esprits s’ouvrent un peu plus à tous nos arguments moraux.

Également publié ici : https://peuventilssouffrir.wordpress.com/2017/10/27/quatre-degres-de-separation-comment-vendre-un-plat-vegane-au-restaurant/.

Cher omnivore

Les vegans sont des gens comme les autres, or les gens aiment comprendre et veulent être compris. Voici un petit texte traitant de ce que les vegans pensent et ressentent, dans l’espoir que cela contribue à expliquer et à clarifier les choses.

Cher omnivore,

Nous, vegans (je devrais en fait parler pour moi), vous tapons très certainement sur les nerfs par moments. Nous vous embêtons avec nos sermons, nous ne voulons pas toujours manger ce que vous nous servez, nous sommes assez difficiles lorsque nous allons ensemble au restaurant, nous prenons du temps pour lire les étiquettes, nous pouvons réagir de manière socialement inappropriée à certaines occasions et il peut même nous arriver de vous faire culpabiliser.
Sachez, cher omnivore, qu’être vegan dans un monde de carnivore n’est pas toujours simple, et permettez-moi de vous donner un petit aperçu de ce qui se passe dans le cerveau de ne serait-ce qu’un vegan.

Quand je dis que la vie d’un vegan n’est pas toujours facile, je ne parle pas des milliers de fois où nous devons répondre aux mêmes questions  (« mais qu’est-ce que tu manges du coup ? », « où trouves-tu tes protéines ? »…). Je ne parle pas non plus du fait de devoir lire les étiquettes ou du personnel des restaurants qui ne savent pas ce que nous mangeons ou ne mangeons pas. Non, je considère tout ça comme un des plaisirs d’être vegan, en quelque sorte.

Je parle de quelque chose de complètement différent. Il s’agit de quelque chose que je ne peux pas exprimer facilement. Un mélange d’impuissance et d’incompréhension. L’impuissance devant tant d’animaux qui souffrent, et l’incompréhension et l’étonnement quant au fait que cette souffrance n’est pas abordée, éradiquée, ou même perçue de cette manière.

Vous me direz que ces frustrations ne sont pas le monopole des vegans, et c’est sans doute vrai. Néanmoins, ce domaine est différent des autres. En ce qui concerne le problème de la souffrance interminable des animaux par l’homme, il existe une solution tout à fait viable : elle impliquerait simplement que, tous, nous commencions à manger de délicieux plats végétaux plutôt que des animaux morts. Quand on la considère à l’échelle mondiale, à l’échelle de l’humanité toute entière, cette solution ne semble pas très réaliste, au moins à court terme. Mais à un niveau individuel, il est en théorie possible à tout le monde de participer.

Et puis vous commencez (en tant que vegan, j’entends) à réfléchir et à ruminer. Vous réalisez que même si la solution est simple, il se trouve qu’elle n’est pas mise en place, et que les gens ne participent pas : ils continuent à manger de la viande. Et vous vous demandez pourquoi. Vous vous demandez si vous voyez des choses qui n’existent pas. Vous vous demandez si vous êtes hypersensible ou laissez trop parler vos émotions. Vous envisagez d’autres hypothèses : êtes-vous un extraterrestre ? Êtes-vous carrément cinglé ? Vous vous dites que cela ne peut pas être aussi terrible que cela en a l’air, qu’il doit y avoir une certaine justice derrière tout ça. Le karma, peut-être. Mais cela ne vous convainc pas. Et vous essayez à nouveau de comprendre ce que vous n’aimez pas, et si c’est aussi horrible que vous le pensez. Et, toujours, vous en arrivez à la même conclusion : oui, ce qui arrive *est* horrible. Soixante milliards d’animaux par an, qui sont contraints de mener une vie affreusement courte, parce que nous, humains, trouvons que leur viande a bon goût. C’est, en fait, aussi simple que cela.

Et vous vous demandez pourquoi cela ne cesse pas, et par conséquent ce que vous pouvez faire pour que cela cesse. Vous essayez de nouvelles choses ici et là, mais cela ne suffit pas ; et vous voyez le changement, mais il est très lent. Et par-dessus tout, vous avez l’impression qu’il n’y a aucun moyen d’expliquer cette horreur aux gens qui ne la voient pas. Vous ne pouvez même pas leur montrer des images ou des vidéos parce qu’ils ne veulent pas les regarder. Ils vous disent que toutes les choses dont vous leur parlez sont simplement des exceptions et qu’en fin de compte, tout n’est pas si terrible. Et vous êtes vu comme si vous aviez adhéré à une nouvelle religion, ou comme si vous aviez simplement fait un autre choix qu’eux. Et vous tentez d’expliquer que cela n’est *pas* simplement une question de goût ou de préférences personnelles. Que manger de la viande ou ne pas en manger, ce n’est pas comparable à peindre le salon en jaune ou en vert. Parce que, à présent, vous êtes convaincu que ne pas manger d’animaux est non seulement faire preuve de compassion, mais aussi de raison. Comment peut-il être si difficile, vous dites-vous, de comprendre qu’il faut éviter d’infliger de la souffrance et de tuer quand nous pouvons facilement l’éviter ? Mais les autres ne comprennent pas, et vous essayez donc par tous les moyens de l’expliquer. Vous faites appel à la philosophie morale, aux arguments relatifs à l’environnement et à la santé, vous cuisinez et faites goûter aux gens, et vous espérez que petit à petit, tout cela produit un certain effet.

Et vous voyez que tout ce qu’il y a à comprendre et à ressentir est déjà là, chez la plupart des gens. Vous voyez bien que la plupart des gens aiment leur chat ou leur chien, vous voyez qu’ils ne peuvent vraiment pas supporter la cruauté envers les animaux. De la même façon, ils ne sont plus convaincus qu’il faut manger des animaux pour être en bonne santé. Et pourtant, ils vous disent en permanence que ce que vous racontez n’est pas tout à fait vrai, que c’est incohérent, que ce n’est pas réalisable, que c’est naïf, ou que ce n’est pas important par rapport à toute la souffrance humaine dans le monde.

Et, dans tout ce processus de réflexion, de parole et de discussion, vous devez sans cesse veiller à ne pas paraître arrogant. Le péché mortel, ici, est de faire comme si l’on était meilleur que les autres, un moraliste qui dit aux autres ce qu’ils doivent faire. Vous devez faire attention à ne pas condamner les autres pour ce qu’ils mangent, ce qui est très difficile parce que les autres considèrent déjà très souvent que notre simple présence, en tant que vegan, les condamne. Et vous devez veiller à ne pas apparaître comme quelqu’un de haineux, parce qu’en réalité vous ne haïssez pas (bien que parfois, à l’instar de n’importe quel autre être humain, vous deveniez un peu plus agressif, intolérant ou prompt à critiquer les autres). Simplement, vous n’arrivez pas à comprendre, bien que vous essayiez vraiment. Et bien sûr, vous devez prendre garde à paraître en pleine forme tout le temps, et à ne jamais être malade, parce que ce serait la faute de votre régime alimentaire.

Heureusement, cher omnivore, notre esprit n’est pas fait que de déprime et de morosité, et certaines choses rendent la vie un peu plus simple. Contrairement à ce que vous pouvez penser, nous apprécions la vie et ce que nous mangeons ; nombre d’entre nous avons découvert les joies de la cuisine et de la nourriture après avoir dit adieu à la viande et au poisson. Et clairement, nous voyons que les choses changent autour de nous, de plus en plus vite. Et dans notre environnement immédiat, ainsi que dans le monde entier, il y a des gens qui ressentent la même chose et combattent pour la même cause. Si nous sommes fous, nous ne sommes en tout cas pas seuls. Nous aspirons ensemble à une autre société.

Personnellement, ce qui m’aide le plus est de prendre conscience, encore et toujours, que je continuais à manger des animaux longtemps après m’être rendu compte que je ne devais pas le faire. En un sens, je suis reconnaissant de cela. Et je suis reconnaissant des sensations que je peux éprouver, fussent-elles contraignantes parfois, et de ma vulnérabilité.

Tout cela, cher omnivore est, de manière très simplifiée, ce qui se passe tous les jours dans mon cerveau. Peut-être qu’en étant clair les uns envers les autres dans ce que nous ressentons, nous pouvons trouver des choses qui nous rassemblent, arrêter de parler en termes de « moi vs. vous », et commencer à nous comprendre mieux.

Et on dit que comprendre, c’est aimer.

Merci de m’avoir lu.

P.S : la souffrance animale n’est pas la seule motivation menant à l’arrêt des produits d’origine animale. Comprenez qu’il y a de nombreuses différences parmi les vegans.

Également publié ici : http://blog.animaveg.be/2016/11/02/vegan-strategist-cher-omnivore/.

Comment créer un monde végane

Voici un article un peu plus long qui donne un résumé de la stratégie abordée dans cette discussion. Il est apparu en français ici.

Comment créer un monde végane

Supposons que si vous lisez ceci, toute chose étant égale par ailleurs, votre monde idéal est un monde où les animaux ne sont utilisés par les humains ni pour se nourrir, s’habiller, ni pour le loisir, la recherche ou quoi que ce soit. Un monde végane en résumé.

Assisterons-nous à l’avènement d’un monde végane ? Pour le moment, ça ne s’annonce pas trop bien. Car pour beaucoup et pour paraphraser Melanie Joy et sa «justification des 3 N » : manger de la viande est Naturel, Normal et Nécessaire. À quoi l’on pourrait ajouter que la viande est délicieuse et que nous avons d’autres préoccupations plus importantes que de nous préoccuper du sort des animaux. En plus, la consommation quotidienne de viande et d’œufs va augmenter beaucoup au cours des décennies qui viennent avec le pouvoir d’achat grandissant des économies émergentes comme la Chine et l’Inde qui ensemble représentent le tiers de la population mondiale.

Mais je reste optimiste. Je pense qu’un monde végane est un but atteignable (mais bien sûr tout dépend de ce qu’on entend par « monde végane », mais n’entrons pas dans cette discussion). La question est alors : comment pouvons-nous atteindre ce but ?

L’idée la plus évidente et la stratégie sur laquelle s’appuient les activistes véganes, les défenseurs des droits des animaux et la plupart des organisations est simple : il s’agit d’essayer de convaincre autant de gens que possible de devenir végane en expliquant que les animaux souffrent ou sont dignes de respect et même ont des droits. C’est une part importante de la stratégie, mais ce n’est pas la seule requise et ce n’est même peut-être pas la part la plus importante. Je crois que le combat social pour les droits des animaux est le plus grand et le plus stimulant de tous. Pour le gagner, nous avons besoin d’user de tactiques différentes. Mais d’abord, voyons pourquoi ce combat est si difficile et différent.

Le combat pour les droits des animaux est différent.

Nous aimons comparer le mouvement pour les droits des animaux avec d’autres luttes pour les droits de l’homme, la lutte contre l’esclavage, la lutte pour la libération des femmes, l’antiracisme, etc. Mais il est important de noter que, si certaines ont des similarités, il y aussi de grosses différences. La première d’entre elles dans notre cas, c’est que ceux qui organisent les campagnes ne sont pas les victimes. Comme nous ne pouvons entendre les voix de milliards d’animaux qui voudraient que les choses soient différentes, les seules personnes qui parlent en leur nom sont leurs défenseurs et ils sont encore un assez petit groupe. Le soutien public pour notre cause est de loin bien moindre que ce qu’il a été ou ce qu’il est pour, par exemple, le combat pour le droit des noirs ou des femmes, justement parce que dans ces cas-là, respectivement, les personnes de couleur et les femmes, prenaient une part significative à la protestation. Selon les termes de l’auteur Norman Phelps : « nous essayons d’être le premier mouvement de justice sociale dans l’histoire à réussir sans la participation organisée et consciente des victimes ».

Prenez en compte également le degré incroyable de dépendance aux produits animaux de notre société. La plupart des gens, particulièrement dans le monde occidental, mangent un produit d’origine animale à chaque repas. Ce qui fait 3 fois par jour, chaque jour. D’énormes gains dépendent de la consommation de produits animaux, en ce compris également, une large part de la mode, de la recherche et de l’industrie des loisirs. Nous avons investi dans l’utilisation abusive des animaux à un degré auquel on n’est jamais arrivé avec celle des noirs ou des femmes. Tout ceci a pour conséquence que l’entièreté du système est frappée d’un très haut degré d’inertie. Il est bon de prendre ça en compte.

Une autre raison de l’inertie est celle-ci : le comportement principal (en termes de volume) que nous essayons de changer est le comportement alimentaire. Nos habitudes en terme de nourriture sont comme enracinées en nous, peut-être plus que n’importe quoi d’autre. Ce que nous mangeons est lié à des facteurs émotionnels et psychologiques. Nous pouvons être « accros » à la nourriture et des chercheurs pensent que des produits alimentaires ou des ingrédients pourraient avoir un degré de dépendance comparable aux drogues dures. Quand il s’agit de nourriture, nous ne pensons plus avec notre raison, mais avec nos papilles gustatives ou notre estomac. Manger de la viande a été un pan de notre histoire depuis des centaines de milliers d’années. Beaucoup de gens gardent un appétit insatiable et primaire pour la viande.
À l’inverse, ce qui rend notre défi encore plus grand, c’est que nos opposants ont la facilité avec eux : leur message (manger des animaux est correct, normal, bon pour la santé…) est celui que la grande majorité des gens souhaite entendre. C’est un message que l’industrie émet en injectant des milliards en publicités.

Les facteurs cités ci-dessus (autant que d’autres) doivent être pris en compte dans la stratégie utilisée par notre mouvement pour arriver à un monde végane. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de comparaisons valides et qu’il n’y a pas de ressemblances, mais ça signifie que nous ne devrions pas tirer hâtivement des conclusions sur ce qui s’est passé pour d’autres mouvements. Nous sommes largement dans un territoire inexploré.

Facteurs éthiques et non-éthiques

Quand nous regardons les facteurs qui peuvent influencer les individus (et la société tout entière) à devenir végane ou progresser vers le véganisme, nous pouvons faire la distinction suivante : il y a des facteurs éthiques et non éthiques. Le souci de la souffrance et de la douleur animales est le principal facteur éthique que nous utilisons. Nous espérons qu’en considérant les conditions dans lesquelles sont élevés les animaux qu’ils mangent, les gens peuvent changer leur comportement. Les facteurs non éthiques sont les facteurs qui peuvent motiver ou aider les gens à manger et aussi à devenir végane mais qui n’ont rien à faire avec la morale. Par exemple, l’environnement dans lequel les individus trouvent leur nourriture et mangent peut être favorable au fait de manger végane ou pas. Une magnifique sélection de mets savoureux et d’alternatives aux produits animaux peuvent convaincre les gens de les choisir sans penser aux animaux utilisés. L’inquiétude au sujet de la santé est également un facteur non éthique (bien que je ne dirais jamais que c’est un souci égoïste ou égocentrique comme certaines personnes le disent).

Nous pensons que les facteurs éthiques fonctionnent mieux.

Dans notre mouvement, nous mettons l’accent en grande partie sur les facteurs éthiques. Nous prenons beaucoup de temps à dire aux gens que les animaux sont des êtres sensibles et qu’ils ont le droit de vivre, etc. Dire ça est une raison suffisante pour eux de changer leurs habitudes alimentaires.

Pourquoi insistons-nous sur ces facteurs moraux ? En partie, parce que nous pensons que ce centre d’attention est la chose la plus efficace que nous puissions faire. Et nous pensons que c’est utile parce que ces raisons ont convaincu beaucoup d’entre nous, qui sont ensuite devenus végétariens ou véganes. Toutefois, ce n’est pas parce que cela nous a fait bouger ; que ça fera nécessairement bouger d’autres personnes. Si ça fonctionnait pour chacun de la même façon, nous devrions avoir déjà beaucoup de véganes, de toute évidence. Vous pouvez constater qu’actuellement les végétariens et les véganes (2% de la population) font partie d’une avant-garde et sont les vecteurs de « diffusion de l’innovation ». Le reste de la population pourrait très bien avoir besoin de plusieurs raisons pour être convaincu parce qu’ils sont différents, avec des intérêts différents — des nôtres. Bref, lorsque nous défendons notre cause, nous devons toujours garder ça en tête : vous n’êtes pas votre auditoire.

Les bonnes choses pour les bonnes raisons ?

Non seulement nous croyons que ces facteurs éthiques fonctionnent bien, mais nous voulons aussi que ça marche et nous voulons que les gens soient végane pour les bonnes raisons c’est-à-dire parce qu’ils sont soucieux du bien-être des animaux. Je suppose que c’est parce que nous croyons que seules les personnes qui sont soucieuses des animaux peuvent apporter une réelle et durable protection de ceux-ci. Nous doutons d’arriver jamais à un « monde végane » avec des gens convaincus par des arguments de santé ou d’alimentation. Il pourrait également y avoir d’autres raisons plus personnelles, mais je ne vais pas me lancer dans une analyse psychologique.

Parce que : 1 — nous pensons que l’accent sur les arguments éthiques fonctionne et que 2 — parce que nous voulons que les gens fassent les bonnes choses pour les bonnes raisons, notre mouvement a mis très explicitement l’accent dessus depuis quelques dizaines d’années.

Toutefois, le problème avec les campagnes éthiques, c’est que ce n’est pas suffisant. Une chose que nous pouvons apprendre d’autres mouvements, en particulier avec le mouvement antiesclavagiste (et voici un parallèle avec d’autres mouvements que je pense, nous pouvons esquisser), c’est que les bons combats ne gagnent pas (s’ils n’ont jamais gagné) avec des arguments éthiques seulement. Dans le cas de l’esclavage en Amérique du Nord, la guerre n’a pas été le seul facteur opérant, mais d’autres facteurs ont été vraiment importants comme l’invention des machines à vapeur qui ont pu automatiser certaines tâches et les faire pour moins chères que les esclaves. La guerre et l’esclavagisme sont des arguments non éthiques.

La moralité seule ne marchera pas

Dans le cas des mouvements pour le droit des animaux, on peut affirmer que ces facteurs non éthiques sont encore plus importants. Si vous étiriez les arguments moraux jusqu’à leur logique extrême, vous pourriez argumenter que nous avons le devoir toujours et partout d’éviter les produits animaux (limitons-nous ici au régime alimentaire) même dans le cas où nous n’aurions que du pain et de l’eau comme seul repas pour le reste de notre vie. Ça pourrait moralement faire sens, et beaucoup de véganes d’aujourd’hui ne tourneraient pas le dos au véganisme même si tout ce qu’ils pouvaient manger et boire était du pain et de l’eau. Pourtant, nous pouvons imaginer que chaque avancée des produits alternatifs (autant en qualité qu’en quantité ou en disponibilité) rend les choses beaucoup plus faciles pour évoluer davantage vers le véganisme. Pour le dire d’une autre façon : plus l’offre d’alternatives de produits animaux augmente et s’améliore, moins il est nécessaire d’être motivé et d’avoir de bonnes raisons éthiques pour le devenir. C’est une bonne chose, car nous ne pouvons pas contrôler la motivation des gens, comme nous ne pouvons pas contrôler non plus les modifications de leur compassion ou de leur auto discipline.

Le changement de comportement peut précéder le changement de vision du monde.

Pour ceux d’entre nous qui veulent que les gens deviennent véganes pour les bonnes raisons et qu’ils se soucient réellement des animaux, il y a malgré tout de bonnes nouvelles: un changement de vision du monde peut suivre un changement de comportement. Laissez-moi vous expliquer. Dans notre mouvement, comme dans la plupart des mouvements sociaux, nous travaillons généralement de cette manière: nous voulons changer le regard que portent les gens sur quelque chose ou les croyances des gens à propos de quelque chose, et nous espérons que cela leur permettra de changer leur comportement. Dans notre cas: nous essayons de changer leurs regards à propos des animaux en les informant sur la façon dont les animaux sont des êtres sensibles qui peuvent souffrir, méritent le respect des êtres humains, etc.

Nous espérons qu’ils le comprennent et qu’ils entament la prochaine étape, qui est d’arrêter de manger des produits d’origine animale. Cela fonctionne parfois, mais probablement pas assez souvent. Non seulement nous sommes incapables de rendre les gens attentifs au sort des animaux (nous ne disposons pas beaucoup de contrôle sur leur bienveillance), mais certains (peut-être plusieurs) qui sont déjà sensibilisés ne changeront pas leur comportement (on appelle ça un écart croyance-comportement). En effet, nous pouvons supposer que, au fond, la plupart des gens se soucient de ce qui arrive aux animaux par exemple; les élevages industriels. La plupart des gens, cependant, ne sont pas végétaliens. Ils ne mettent pas en pratique le fait de prendre soin des animaux. Les raisons en sont nombreuses, mais la principale est sans aucun doute qu’il n’est généralement pas commode de devenir végane.

Mais, lorsque le comportement des gens change en premier lieu (sans que leurs croyances aient changé), ce changement de comportement peut influencer leurs croyances. Vous pouvez remarquer le parallèle avec ce que je disais tout à l’heure: des raisons morales et des raisons non morales. Les gens peuvent changer ce qu’ils mangent pour des raisons non morales: ils peuvent être dans un environnement où il y a de la bonne cuisine végane, ils peuvent en manger parce que quelqu’un d’autre prépare le repas tous les jours. À l’avenir, il peut y avoir des alternatives végétaliennes un peu partout. Dans certaines situations, la nourriture végane pourrait être l’option par défaut et les gens pourront choisir cette option sans réfléchir.

Maintenant, que se passera-t-il lorsqu’ils comprendront que la nourriture végane est bonne, facile à préparer, abordable, etc., ils deviendront plus ouverts aux arguments liés aux droits des animaux parce qu’ils n’ont plus peur de perdre quelque chose. Ils sauront et en ont déjà fait l’expérience qu’il existe de bonnes solutions de rechange pour les produits animaux, de cette manière ils n’auront plus peur de manquer. À partir de là, ils seront moins disposés à éviter de lire un article sur la souffrance animale ou de détourner leurs yeux quand ils verront un reportage sur les fermes usines à la télévision. Ils seront moins susceptibles de le rejeter.

Permettez-moi d’illustrer mon propos avec un exemple concret et vous montrer comment le comportement influence les croyances. Imaginez un torero et un ouvrier d’abattoir. Ces deux personnes font essentiellement la même chose: ils tuent les vaches. Mais demandez à des non-véganes : contre laquelle de ces deux personnes éprouvez-vous le plus de colère, la réponse sera, le torero. Pourquoi donc? Une des raisons est que beaucoup de gens considèrent que maltraiter un taureau dans une arène, cela n’a aucun sens. Par contre ils considèrent qu’abattre un animal pour la viande est une chose nécessaire. Le besoin de se procurer de la nourriture est à leurs yeux plus importants que celui de se divertir. Je pense, cependant, que ce n’est pas le facteur le plus important. Je pense que la principale différence est la suivante: la plupart des gens ne sont pas impliqués ou investit dans la tauromachie (ils ne fréquentent pas les corridas ou ne les regardent pas à la télévision), mais sont investis dans l’abattage des animaux parce qu’ils mangent de la viande. Le comportement influence la croyance. Il est beaucoup plus difficile de juger ou de condamner quelque chose que vous faites vous-même. Il est facile pour la plupart des gens de condamner la fourrure parce qu’ils ne portent pas de fourrure.

Voici un autre exemple qui montre qu’un changement de comportement modifie l’intérêt que l’on porte aux animaux. Il s’agit des personnes qui sont devenues végétariennes ou véganes pour des raisons de santé. La recherche montre que dans une partie importante de cas, les gens qui deviennent végétariens pour des raisons de santé voient se développer (comme je l’expliquais plus haut) en eux des préoccupations pour la souffrance animale, et les véganes éthiques ont souvent été des véganes pour des raisons de santé. Je pense que la crainte que certains véganes ont que la santé ne soit pas une bonne motivation ou un bon argument pour aborder la question du véganisme, parce que ce sont des motivations moins «pertinentes» ne tient pas debout. Sans les arguments de santé il y aurait d’une part moins de végétariens ou de véganes. D’autre part souvent ces personnes, comme je l’ai dit, verront évoluer leurs motivations au fil du temps. Cette objection est principalement le reflet que nous souhaitons que les gens fassent les choses pour les bonnes raisons. (En revanche, les bénéfices pour la santé d’une alimentation végane ne doivent pas être exagérés, et les pièges nutritionnels potentiels doivent être expliqués).

L’importance du gradualisme

Comme vous l’avez peut être constaté, ce que je décris ci-dessus ne parle pas de rendre les gens directement véganes. En faisant l’expérience des repas et des produits végétaliens, les gens changent lentement leurs comportements et leurs croyances, et beaucoup finiront par arriver à être végétaliens à part entière parce qu’ils se soucient des animaux. Toutefois, cela ne veut pas dire que toutes les personnes qui réduisent leur consommation de viande ne sont d’aucune valeur. Au contraire. Je crois que la façon la plus rapide d’aller vers un monde végane est d’encourager la réduction des produits d’origine animale (en tandem avec un message «devenez végane» qui cible soigneusement certains publics). Les gens vont être beaucoup plus enclins à faire quelque chose quand vous leur demandez de faire un pas qu’ils peuvent imaginer vraiment faire. Dans la plupart des cas, ce n’est pas efficace de demander aux gens de devenir véganes. Cela ne signifie pas qu’il ne devrait pas y avoir de matériels de sensibilisation ou de groupes ou d’individus qui utilisent le message « devenez végane». Cela signifie simplement qu’il faudrait également avoir un message qui parle de réduction (et peut-être que ce message devrait être plus important que le message « devenez véganes »). La chose importante à retenir est qu’un grand groupe de personnes qui réduisent la viande est le moyen le plus rapide d’accroître la demande, et donc l’offre. Plus il y aura des personnes qui diminuent la viande, plus les produits véganes apparaîtront partout, et plus il sera facile de devenir totalement végane. Il est essentiel de garder à l’esprit que beaucoup d’entre nous sont devenus véganes parce qu’il est bien plus facile de l’être maintenant qu’avant, et qu’il est beaucoup plus facile de l’être grâce … au grand groupe de gens qui réduisent la viande et qui provoque une augmentation de la demande de produits végétaliens (plutôt, que grâce au petit nombre de véganes).

Conclusion

Pour rassembler toutes ces notions : en dehors de l’approche «devenez véganes pour les animaux », il devrait aussi y avoir une approche qui met l’accent sur le changement de comportement en premier. Ce changement de comportement peut avoir pour cause une raison quelconque (la santé, la disponibilité de chouettes alternatives …), et prendre n’importe quelle proportion (réduction de la viande, végétarisme, jour sans viande …). Tout comme les gens peuvent évoluer en termes de motivations, ils évoluent en termes de fréquence de consommation de viande. Un grand groupe de réducteurs de viande va augmenter l’offre, ce qui rend plus facile pour tout le monde de devenir véganes. Lorsque des produits et des repas véganes deviennent de plus en plus disponibles, jusqu’à parfois devenir l’option par défaut. La diffusion du message concernant les droits des animaux sera beaucoup plus facile, lorsque les individus et la société dans son ensemble seront moins dépendants aux produits d’origine animale. Cela signifie également qu’il soit extrêmement important de se concentrer sur la création de chouettes alternatives aux produits animaux, à la fois dans les supermarchés et dans les restaurants.

Également publié ici : https://medium.com/@Animaliste/comment-cr%C3%A9er-un-monde-v%C3%A9gane-f7c4c424ce38.

Véganes : vous n’y arriverez pas tout seuls

Ce billet est un résumé de la présentation « Pourquoi le monde est-il végane », que j’ai faite à la Conférence Internationale des droits des animaux (International Animal Rights Conference) au Luxembourg. Vous pouvez regarder la présentation complète ici].

Il y a encore quelque temps, c’était grâce à nous, principalement, que le monde évoluait pour devenir (plus) végane, nous les militants du véganisme et des droits des animaux. Cela fait maintenant plusieurs décennies que nous sommes actifs, engagés, pleins de compassion et soucieux du bien-être animal, et nous sommes toujours là, à mener ce noble combat.

Mais aujourd’hui, nous avons des alliés. Il s’agit tout du moins d’alliés si nous en faisons des alliés. Et nous devrions en faire des alliés.

Quand je dis qu’il nous faut former des alliances avec d’autres secteurs, mouvements, forces, domaines, etc., de nombreuses personnes seront d’accord avec moi, en pensant à des alliances avec des mouvements luttant contre l’oppression que subissent d’autres groupes : des mouvements pour les personnes de couleur, les droits des femmes ou des homosexuels, par exemple.

Bien entendu, je suis tout à fait pour ce genre d’alliances, mais je parle ici de partenariats peut-être moins évidents. Je vise en effet des alliances avec 1. le secteur de la santé et de l’environnement et 2. le secteur des affaires.

Je sens qu’il me faut insister sur l’importance d’entretenir des liens avec les secteurs de la santé et de l’environnement et du monde des affaires, au moins en partie. Il me semble, en effet, que de nombreuses personnes voient ou tout noir ou tout blanc, comme s’il était absolument hors de question d’entretenir des partenariats avec ces différentes forces. Comme s’il était possible de réussir sans elles. Selon moi, c’est impossible, ou alors cela prendra beaucoup plus de temps.

Tandis que le mouvement végane aide à diffuser l’idée (le fait) que manger des animaux est éthiquement problématique, le mouvement pour la santé et l’environnement contribue à faire savoir que la consommation de produits animaux n’est pas durable (à la fois pour notre santé et la planète). Le secteur des affaires, quant à lui, aide à rendre superflue la production de produits animaux. Cela se résume par le schéma ci-contre :

Il y a, bien sûr, de grandes différences, des intérêts différents, des demandes différentes et des arguments différents (raisons pour éviter de consommer des produits animaux). Ce deuxième schéma le résume simplement.

Même si ces secteurs utilisent d’autres arguments et ont d’autres demandes, d’autres forces sont susceptibles de nous conduire dans la même direction.

Concernant le mouvement pour la santé et l’environnement, ce dernier est un allié, même s’il préconise, dans le meilleur des cas, de consommer « moins de produits animaux » au lieu de préconiser d’arrêter toute consommation de produits animaux comme nous le faisons, et même s’il ne prend pas du tout les animaux eux-mêmes en compte. J’ai déjà expliqué (dans cette présentation, par ex.) pourquoi un message préconisant de réduire sa consommation de produits animaux, pour quelque raison que ce soit, est une stratégie nécessaire pour nous conduire vers un monde végane. Pour faire court : plus de personnes réduiront leur consommation de produits animaux, plus la demande sera élevée et plus l’offre le sera aussi. Plus l’offre sera élevée, plus il sera facile pour tout le monde de devenir entièrement végane.

Quant au domaine des affaires, nous avons là un formidable outil financier faisant avancer notre cause. Ces dernières années, une poignée d’entreprises produisant ou désireuses de produire des alternatives aux produits animaux ont récolté (sur la base d’un calcul rapide) environ 350 millions de dollars. Je ne connais pas le budget annuel total de notre mouvement mais il n’atteint probablement pas ce montant. Ces entreprises commercialisent ou vont commercialiser des produits qui vont faciliter la transition des personnes désireuses de ne plus consommer de viande, de produits laitiers et d’œufs.

Oui, c’est du capitalisme. Mais c’est peut-être bien le meilleur de ce que le capitalisme a à offrir et nous ne devrions pas le refuser (tout comme nous ne devrions pas refuser les soutiens financiers). Vous pouvez être anticapitaliste, anticonsumériste, antimondialiste tant que vous voulez : je vous suggère alors de protester contre les entreprises spécialisées dans le superflu, et non contre nos alliés.

Afin de former des alliances optimales avec ces différents secteurs, il faut accepter le fait que ces derniers ne vont pas diffuser le message exact que nous souhaitons faire passer. Il nous faut être ouverts d’esprit et non dogmatiques. Et il nous faut être crédibles si nous voulons qu’ils acceptent de devenir nos partenaires.

Le monde peut devenir bien meilleur pour les animaux. Mais pas (ou pas si rapidement) si nous empruntons ce chemin seuls. Il nous faut former des alliances et partenariats stratégiques avec tous les domaines, toutes les institutions, toutes les entreprises, etc. susceptibles de nous aider à aller de l’avant.

Cet article est un résumé de la présentation « Pourquoi le monde sera végane » que j’ai exposée lors de la conférence internationale sur les droits des animaux au Luxembourg. Voici cette présentation (en anglais).

Également publié ici : https://www.vegetarisme.fr/veganes-pas-tout-seuls/.

Ce grand zoo est-il meilleur pour les animaux que la nature ?

Alors que je me trouvais en Afrique du Sud pour une formation de CEVA sur les méthodes de promotion efficace du véganisme, j’ai profité de mon temps libre pour faire ce que l’on appelle un safari. Ce n’était pas vraiment pour satisfaire un quelconque désir de voir des lions, des tigres ou des ours que je l’ai fait, mais parce que j’estimais que cette expérience pouvait m’apporter de nouvelles perspectives sur la question de la souffrance des animaux sauvages, question que j’avais d’ailleurs déjà abordée ici. Et ce fut bien le cas.

Ce que le Safari Aquila propose ne peut nullement être considéré comme une expérience de la vie sauvage. Après notre arrivée (la réserve est située à 2 heures de route de Cape Town, en direction du nord-est), nous avons déjeuné, puis, en compagnie d’un guide et de six autres passagers, nous sommes partis dans un camion découvert. Le domaine, qualifié de « réserve animalière privée », couvre une surface de 10 000 hectares. Cela peut paraître vaste, mais c’est en réalité petit comparé aux 2 millions d’hectares du parc national Kruger du même pays.

Les quelques échanges que j’ai pu avoir en chemin m’ont permis de comprendre que ce lieu n’était en fait qu’une sorte de zoo à grande échelle. Certains des animaux qui y vivent appartiennent aux espèces les plus emblématiques de la jungle : des lions d’Afrique (environ sept), des éléphants d’Afrique (deux), des bisons, des léopards et des rhinocéros. La flore locale permet de subvenir aux besoins de la majorité des animaux, la réserve ne supplémentant qu’à hauteur de 10 % leur alimentation. Ils jouissent de grands espaces (au point que certains sont difficiles à repérer), mais des clôtures les empêchent de s’évader. Un vétérinaire sur les lieux assure les soins médicaux. Les herbivores sont séparés des carnivores ; les lions ne peuvent donc pas s’attaquer aux springboks, par exemple, mais ils sont nourris avec de la viande de vache et d’antilope une fois par semaine.

Par la suite, j’ai appris que ces animaux avaient été achetés avant d’être transportés jusqu’ici. Certains ont été secourus, comme les lions, qui étaient destinés aux chasses closes, et le léopard. Cette réserve comprend également un centre de réhabilitation. Aussi ai-je commencé à percevoir cette entreprise davantage comme un sanctuaire.

Je le répète, ce lieu ne peut être assimilé à la « nature », ce qui m’amène d’ailleurs à penser que de nombreuses personnes ne seront pas satisfaites de cette situation. Elles préféreront probablement un environnement dans lequel les animaux peuvent jouir d’une autonomie absolue et de conditions de vie aussi proches que possible de la vie sauvage. Toutefois, je pense que la question que nous devons nous poser ici – la question la plus importante peut-être – est la suivante : que préféreraient les animaux : ce grand zoo aux allures de sanctuaire ou la vie sauvage ? Si nous estimons que la bonne réponse est la seconde, je crains que nous ne réfléchissions, par mégarde, de manière anthropocentriste. Leur autonomie est moindre, certes, mais il semble y avoir, a priori, moins de souffrance. Je vous suggère de lire mon premier article sur la souffrance des animaux sauvages (et de regarder la vidéo) si vous êtes convaincu que la vie dans la nature constitue une expérience idyllique pour la plupart des animaux.

Voici quelques points qui pourraient justifier l’idée que la vie dans la réserve Aquila est parfois meilleure que dans la nature :

  • Les animaux n’ont pas à se soucier de la nourriture. Lorsque leur environnement n’en produit pas suffisamment, les humains leur fournissent une aide alimentaire.
  • Comme je l’ai mentionné plus haut, les animaux n’ont pas à craindre d’être dévorés. Selon le guide, sur les 24 petits mis au monde par une mère autruche de la réserve, 20 ont survécu. C’est bien plus que dans la nature.
  • Un bébé rhinocéros a été rejeté par sa mère. Dans la nature, cet animal mourrait dans des conditions assez épouvantables s’il n’était pas adopté par d’autres. Mais ici, l’animal a pu être confié aux soins du centre de réhabilitation, où il s’est d’ailleurs lié d’amitié avec une chèvre. À terme, ce rhinocéros sera relâché dans la réserve.
  • En milieu naturel, les lions ont une espérance de vie de quinze ans. À Aquila, ils peuvent vivre jusqu’à l’âge de vingt ans. Certes, cela ne nous dit pas grand-chose sur leur niveau de bonheur, mais cette espérance de vie prolongée peut nous renseigner sur leur santé physique.
  • Les éléphants meurent généralement d’inanition après avoir usé leur sixième lot de molaires. Ceux de la réserve reçoivent de la nourriture liquide lorsqu’ils atteignent cet âge-là.

Notons toutefois que la réserve n’est pas exempte de problème. Nous avons vu quelques springboks atteints de difformités au niveau des cornes (l’une d’elles pousse complètement de travers), difformités dues, selon le guide, à la consanguinité (ce qui peut également se produire en milieu naturel). De plus, je ne suis pas certain que les surfaces attribuées à certaines espèces soient suffisamment grandes. Bien que les animaux jouissent d’espaces bien plus vastes que ce que peuvent offrir les plus grands zoos, les besoins des animaux migrateurs, comme les bisons, ne sont peut-être pas satisfaits.
Les lions ne peuvent pas chasser à Aquila, mais en ont-ils vraiment besoin ? Cet intérêt l’emporte-t-il sur l’intérêt d’un springbok à continuer de vivre ? Bien sûr, ces lions sont nourris avec de la viande provenant d’autres animaux, les intérêts propres de ces derniers étant sacrifiés lors de leur mise à mort. Cela dit, on peut imaginer que la viande in-vitro puisse un jour résoudre ce problème. On peut même imaginer que les technologies futures puissent produire des sortes d’arbres artificiels sur lesquels pousserait de la viande de synthèse, ou des robots se déplaçant rapidement afin qu’ils puissent être pourchassés par les prédateurs.
Je me suis également interrogé sur le problème de surpopulation. Si les prédateurs naturels ne sont pas présents et que les animaux ont toujours à disposition suffisamment de nourriture, combien de temps faudra-t-il avant que l’on observe des cas de surpopulation chez certaines espèces ? J’ai posé cette question au guide, mais celui-ci ne voyait pas le problème : « Plus d’animaux, c’est bon pour le business ! » (car, en effet, cette réserve est un business).

Je ne pense pas que cette réserve, ou zoo, ou sanctuaire, puisse offrir une solution globale au problème de la souffrance des animaux sauvages. Et puis, il ne s’agit ici que de quelques dizaines d’animaux (c’est-à-dire les lions, bisons, girafes, springboks, oryx, rhinocéros, etc. que nous avons pu voir). Leur nombre est probablement insignifiant comparé à celui des animaux sauvages de la réserve trop petits pour être vus. Ces derniers vivent quasiment à l’état sauvage puisqu’ils ne sont ni nourris ni soignés, et qu’ils peuvent être victimes de prédateurs.

Néanmoins, cette réserve m’a donné un aperçu de ce qui pourrait être un jour une réalité pour de nombreux animaux sauvages : un environnement contrôlé suffisamment grand pour qu’ils puissent s’y sentir (suffisamment) libre ; un lieu où ils seraient en mesure de vivre plus ou moins en paix et en harmonie. Certes, le lion ne se couchera pas à côté de l’agneau, mais il n’aura pas l’occasion de l’avaler tout cru non plus.
En outre, grâce à ce type d’animaux, la réserve est viable sur le plan économique ; sa continuation est donc garantie (les sanctuaires pour animaux de ferme, quant à eux, sont dans une situation économique bien plus précaire).

Je suis bien conscient des objections que formuleront de nombreux lecteurs : que c’est encore une fois une tentative arrogante de la part des humains de réguler la nature, que tout cela est contre nature, que les animaux n’ont aucune autonomie, que nous outrepassons leurs droits… Il se pourrait que certaines de ces objections soient en partie valides, mais encore une fois, nous devrions garder en tête les questions suivantes : que préféreraient les animaux ? Qu’est-ce qui compte à leurs yeux ? Peut-être devrions-nous nous abstenir ici de tirer des conclusions hâtives.

Également publié ici : https://thepleabargainblog.wordpress.com/2016/11/21/ce-grand-zoo-est-il-meilleur-pour-les-animaux-que-la-nature/.

Pourquoi changer nos modes de pensée est si compliqué.

La capacité que nous avons de pouvoir changer d’opinion est une chose merveilleuse. Certes, il arrive que les opinions soient changées trop facilement : on peut être sous l’emprise de dictateurs, de gourous ou de spécialistes du marketing et croire tout ce que ces gens nous disent, sans pensée critique. Mais pour beaucoup d’autres personnes, changer d’avis est beaucoup plus dur, en particulier lorsqu’il s’agit de croyances profondément ancrées et tenues en haute estime. Celles-ci peuvent être d’ordre moral (savoir s’il est acceptable de manger de la viande, de faire des OGM, de dépenser tant d’argent pour aller sur d’autres planètes…), ou être factuelles (savoir si manger de la viande est bon pour la santé, s’il y a de la vie sur les autres planètes…).

J’aime quand les gens, après qu’ils ont examiné une question ou un problème, disent subitement qu’ils ont changé d’opinion et ont à présent un point de vue totalement différent, parfois diamétralement opposé. Dans cet article, je voudrais expliquer pourquoi, selon moi, ce genre de scénario est en fait rare. Je traiterai de trois questions relatives au changement de ses propres opinions, et des opinions d’autrui :

  1. changer d’avis concernant quelque chose est difficile,
  2. nous n’aimons pas quand quelqu’un d’autre nous fait changer d’avis,
  3. nous n’aimons pas admettre que nous avons changé d’avis, et surtout pas que c’est quelqu’un d’autre qui nous a fait changer d’avis.
(c) thebigriddle.com


Changer d’avis concernant quelque chose est difficile

Pourquoi donc ? En substance, nous aimons quand les opinions et les idées que nous avons déjà sont confirmées. Nous voulons justifier ce que nous pensons déjà, et nous n’aimons pas les informations qui viennent contredire ce que nous pensons. Par conséquent, nous serons beaucoup plus réceptifs à ne serait-ce que remarquer les informations qui confirment nos idées ou opinions (on appelle ce phénomène « biais de confirmation »). Pour dire les choses simplement, si vous pensez A plutôt que B, vous serez plus enclin à rechercher et à trouver des choses qui confirment A. Il va sans dire que ce biais de confirmation rend le fait que vous changiez d’avis beaucoup plus difficile. Faites-donc l’expérience : quelles sont les chances (en tant que végétarien ou végétalien) que vous lisiez (et preniez au sérieux) un article titré « trois arguments contre le végétalisme » ? Peut-être direz-vous que vous ne le lirez pas parce que vous en connaissez déjà le contenu et que dans le cas du végétalisme, il n’y a aucun bon argument contre. Mais cela viendrait justement prouver votre biais de confirmation, j’en ai bien peur.

Faire changer quelqu’un d’avis sur le bien-fondé de la consommation de produits d’origine animale est particulièrement compliqué, parce que c’est un problème ayant des conséquences concrètes dans la réalité (ce n’est pas le cas de toutes les problématiques : nous pouvons par exemple ne jamais être confronté à la question de l’avortement). Supposez que nous soyons des omnivores, aboutissant de manière soudaine à la conclusion qu’il est mal de manger des animaux (c’est-à-dire que nous venons juste de changer d’opinion). Nous expérimentons alors soudainement le fait que notre comportement et nos opinions ne concordent pas. La tension que nous ressentons de ce fait s’appelle dissonance cognitive, et la théorie de la dissonance cognitive prétend que nous allons essayer de résoudre cette « dissonance » (ce n’est pas une expérience agréable). Cela peut être fait de deux manières : 1) nous nous mettons en accord avec ce que nous pensons à présent (et devenons végétaliens), 2) ou nous ne voulons pas devenir végétaliens (nous aimons la viande) et adaptons nos croyances pour qu’elles correspondent à notre comportement. Nous disons des choses du genre : « manger des produits d’origine animale n’est pas si terrible », « les animaux sont élevés pour cela », « la viande que je mange provient d’animaux qui n’ont pas souffert »… Les gens qui ne veulent pas devenir végétaliens feront de leur mieux pour ignorer toutes les informations pro-végé. Ainsi, ils pourront n’avoir à changer ni ce qu’ils pensent, ni leur comportement. Par conséquent, une autre réponse à la question de savoir pourquoi changer d’avis est si difficile est : nous avons souvent un intérêt nous poussant à ne pas le faire.

Permettez-moi de suggérer une solution à ce dilemme : nous devons faire en sorte que changer d’avis soit facile, en s’assurant que les conséquences négatives d’un tel changement soient aussi bénignes que possibles (cf. mon intervention sur le thème « faciliter la compassion »). En d’autres termes, nous devons permettre aux gens de bénéficier partout, à des prix attractifs, d’alternatives aux produis d’origine animale.

Nous n’aimons pas quand quelqu’un d’autre nous fait changer d’avis

Nous aimons tous nous considérer comme des individus adultes et mûrs capables de nous faire notre propre opinion sur les choses. Nous n’aimons pas quand quelqu’un nous dit comment penser, et nous apprécions notre autonomie (réelle ou telle que nous la percevons). Je me souviens d’une fois où j’étais dans une librairie avec un ami : j’avais montré du doigt un livre que je pensais qu’il devrait lire. Il l’a pris, et quand il a lu sur la couverture « ce livre peut changer votre vie », il l’a reposé en grognant : « je changerai ma vie moi-même, merci ».

Le philosophe français Blaise Pascal écrivait déjà il y a 350 ans que l’on « se persuade mieux, pour l’ordinaire, par les raisons qu’on a soi-même trouvées, que celles qui sont venues dans l’esprit des autres ». Vous avez sans déjà vécu cette situation où, en essayant d’influencer ou de convaincre quelqu’un de quelque chose que l’on croit, on voit son interlocuteur s’entêter davantage et la distance entre vous s’agrandir.

Notre tâche doit alors être d’aider les gens à découvrir les arguments propices à leur faire changer d’opinion par eux-mêmes, plutôt que de leur proposer ces arguments (et de leur dire que leurs opinions et arguments sont faux). Une façon de faire cela est de leur poser principalement des questions, comme le pratique la maïeutique. Socrate (que l’on dit être à l’origine de cette méthode) ne donnait pas, à ce que raconte Platon, sa propre opinion à ses interlocuteurs lors des débats, mais les faisaient réfléchir à leurs propres arguments, leurs doutes, leurs hypothèses, en leur posant des questions. Quand quelqu’un défend la consommation de viande en disant que c’est ce que font les prédateurs dans la nature, plutôt que leur dire que ces prédateurs n’ont ni mécanismes mentaux idoines ni végé-burgers à proximité pour les aider à se comporter différemment, nous pourrions leur demander quelque chose de ce genre-là : « à cet égard, voyez-vous des différences entre un lion et un humain ? ».

Nous n’aimons pas admettre que nous avons changé d’avis

J’ai commencé cet article en disant que j’admirais le fait que les gens puissent changer d’opinion. J’admire également quand ils sont capables de le reconnaître publiquement. Cependant, cela est très difficile à faire pour la plupart des gens. Nous croyons qu’admettre avoir changé d’avis, c’est comme admettre avoir fait une faute, et que cela nous fait paraître faibles ou idiots par exemple. C’est une question d’auto-préservation, pour sauver la face.

Entendez-vous souvent un personnage public, un homme politique par exemple, dire qu’il a changé d’avis ? Ils ont une bonne raison d’éviter de dire cela, parce que le public a tendance à considérer que les politiciens qui changent d’avis sont des gens mous, avec des opinions molles, des opinions instables (si cette personne change d’avis sur ce point aujourd’hui, ne va-t-elle pas faire de même demain, sur ça ou autre chose ?). Nous attendons des gens tels que les hommes politiques qu’ils soient bien informés dès le départ, et qu’ils ne changent jamais de cap quand ils en ont choisi un (bien que nous soyons bien sûr heureux qu’ils changent de cap si c’est dans un sens qui nous est favorable). Par conséquent, les gens s’accrocheront à leur opinion, même longtemps après avoir compris qu’elle n’était pas bonne. Cela est vrai, autant pour les politiciens que pour les différends pouvant avoir lieu dans notre propre vie.

Exemple de solution : étant donné qu’il est dur pour les gens d’admettre qu’ils ont changé d’avis, on peut essayer de faire en sorte qu’ils n’aient pas à l’admettre. Je veux dire que si l’on veut que quelqu’un change d’opinion, et passe de x à y, il vaut mieux essayer de ne pas trop lui faire défendre x. Dès que nous initions un débat avec une personne au sujet de x ou de y, et que cette personne défend x, il devient plus difficile pour elle de choisir ultérieurement y. D’autant plus si nous nous présentons comme les champions de la cause du y : il lui devient alors encore plus difficile de changer, car y sera associé à quelqu’un d’autre. Ce sera l’opinion de quelqu’un d’autre, qu’ils auront copiée (la deuxième question exposée plus haut). On appelle ça la polarisation : deux parties ayant des points de vue différents, qui s’opposent encore un peu plus et qui s’entêtent. Plus une partie défend son point de vue, plus il sera difficile pour elle de changer d’avis. Je pense que cette dynamique sera encore plus flagrante lorsque les gens en question sont déjà en compétition par ailleurs (frères et sœurs, colocataires, conjoints…  débattant beaucoup).

Au fond, notre interlocuteur doit pouvoir se dire qu’une fois qu’il aura changé d’avis, nous ne serons pas là pour les agacer avec des choses du genre : « tu vois ! Tu vois que tu avais tort avant ! » ou « ha, tu m’as enfin écouté (et permis de t’influencer) !». Assurez-vous que votre interlocuteur ne perde pas la face. Assurez-vous qu’il n’ait pas à admettre sa défaite, parce que ce n’était de toute façon pas un combat. Cela signifie ne pas présenter un problème comme un conflit entre arguments, entre deux positions opposées l’une à l’autre. Montrez que tout n’est pas soit noir soit blanc, que votre interlocuteur partage déjà une partie de vos opinions et que vous partagez déjà une partie des siennes. Ainsi, une fois que l’une des parties change d’avis, cela n’apparaîtra pas comme un changement de camp (qui pourrait lui faire perdre la face), mais comme le fait qu’il a intégré certains de vos arguments et voit maintenant les choses différemment.

Un autre élément pouvant éviter à quelqu’un qui change d’avis de perdre la face est l’existence d’un autre facteur (différent de vous) auquel la personne peut attribuer ce changement. Les gens peuvent être réticents à changer tant qu’ils ont peur de devoir reconnaître votre influence sur eux, mais le feront sans doute plus volontiers s’ils peuvent attribuer ce changement à autre chose, par exemple une évolution de leur état de santé (le médecin leur a dit quelque chose), ou parce qu’il y a à présent un magasin bio à côté de chez eux, ou parce qu’ils ont découverts qu’ils étaient intolérants au lactose… Tous ces éléments, et bien plus, sont des facteurs offrant de bonnes raisons, ou des excuses (ça n’a pas d’importance) pour changer d’avis. Si vous découvrez qu’une raison de ce genre existe, n’hésitez surtout pas à laisser votre interlocuteur l’utiliser et n’insistez pas sur *votre* rôle déterminant dans ce changement.

Bien sûr, la capacité et la disposition à changer d’avis varient énormément d’une personne à l’autre. Certaines peuvent être extrêmement têtues. Certaines peuvent changer facilement d’avis concernant certains domaines et pas d’autres. Certaines peuvent changer d’opinion facilement sur tout. Ces gens sont très rationnels, ou ont beaucoup de maturité, ou les deux. Les gens rationnels croiront tout ce qui leur paraît vrai. Ils ont dans une large mesure conscience de leurs préjugés potentiels, et ils savent que ce n’est pas parce que c’est *vous* qui leur avez donné des arguments qu’ils ne sont pas vrais et qu’ils ne méritent pas un examen attentif. La maturité les aide à reconnaître votre influence sans qu’ils se sentent pour autant humiliés ou inférieurs. Les gens qui font preuve de maturité n’ont pas peur de paraître faibles.

En général, on peut considérer que pour les grandes questions comme la consommation de viande, changer d’avis et changer les esprits, ce n’est pas facile. Cependant, c’est possible. Je pense que notre rôle est, idéalement, un peu celui d’un coach qui aide à faire émerger les arguments et les idées que les autres ont déjà, plutôt que de leur dire comment penser.

Également publié ici : http://blog.animaveg.be/2016/10/27/pourquoi_changer_les-nos_esprits_est_si_complique/.

Deux semi-véganes équivalent-ils à un végane ?

Par défaut, le succès du mouvement végane/de défense des animaux est souvent mesuré à l’aune du nombre de véganes. Mais s’agit-il de l’unité de mesure la plus pertinente ? Je pense que d’autres indicateurs peuvent nous en dire bien plus quant à l’évolution de ce mouvement que le simple nombre de véganes. Ce chiffre reste très bas, à tel point qu’il est en fait très difficile de le mesurer sans une marge d’erreur conséquente. De leur côté, les personnes réduisant leur consommation de viande représentent une large proportion de la population lors des sondages et il se pourrait que ces dernières soient finalement bien plus représentatives. Mais leur mode de vie est-il comparable à celui des véganes en termes d’impact ?

Plus précisément, ma question concrète est la suivante : deux semi-véganes équivalent-ils à un végane ? (Bien évidemment, je parle ici en termes d’impact à court et à long terme sur l’évolution du nombre d’animaux abattus). Si, selon vous, l’idée d’être semi-végane ou végane à 70 % par ex. est parfaitement absurde, je vous invite à lire cet article.

Si l’on considère qu’un végane à 50 % est une personne ne choisissant des alternatives véganes que la moitié du temps par rapport à un végane à 100 %, alors il semble juste de croire que deux véganes à 50 % ont le même impact qu’un végane à 100 % au regard de leur consommation. Mais tout n’est peut-être pas si simple.

Il faut, d’une part, tenir compte du potentiel de ces personnes à en influencer d’autres (voir Le fétichisme autour du véganisme, article dans lequel il est démontré que la communication est potentiellement bien plus importante que la consommation elle-même). Au premier abord, les véganes sont susceptibles d’être beaucoup plus motivés à promouvoir leur mode de vie et il est presque certain qu’ils seront également bien plus bavards à ce sujet. Ils semblent être enclins à considérer qu’ils ont une mission sacrée et donc à devenir de véritables militants engagés. Lorsque nous observons notre mouvement, les gens y prenant part et faisant bouger les choses, il semble que la plupart d’entre eux sont de toute évidence des véganes.

Mais reconsidérons les choses. La personne végane passe peut-être plus de temps à communiquer sur son éthique que les deux semi-véganes, mais obtiendra-t-elle pour autant de meilleurs résultats ? Les gens sont peut-être plus inspirés par les personnes réduisant leur consommation de viande que par les véganes afin de réduire leur propre consommation (bien entendu, pour ceux d’entre nous qui pensent que réduire, sans stopper, sa consommation de viande ne sert à rien, ceci n’est pas un argument). Le simple fait d’être végane peut avoir tendance à décourager les autres (car, pour beaucoup de personnes, cela semble irréalisable), comparé à ceux qui ne font que réduire leur consommation, ce qui peut paraître déjà plus réaliste.

Une autre idée importante à prendre en compte est ce que j’appelle le facteur diffusion. L’impact et les efforts d’un végane, à la fois en termes de consommation et de militantisme, seront plus concentrés (puisqu’il ne s’agit que d’une seule personne) que l’impact et les efforts de deux semi-véganes (et, bien sûr, que ceux de cinq véganes à 20 %). Je ne suis pas mathématicien et je ne me suis pas penché en profondeur sur ce point, mais il me semble que plus ce facteur diffusion est élevé, plus les personnes (à la fois consommateurs et fabricants) seront nombreuses à prendre conscience de la demande en produits véganes.

On peut également se demander si la demande émanant de plusieurs personnes n’a pas un impact plus conséquent qu’une demande de même volume émanant d’une seule personne. Imaginez que vous gérez un restaurant. Quelle personne serait plus susceptible de vous influencer et de vous faire changer votre menu : un végane ou deux semi-véganes ? Vous allez me dire que les semi-véganes peuvent manger tout ce qu’il y a à la carte, mais ce n’est pas chez vous qu’ils viendront pour leurs repas véganes : ce sont donc deux clients de perdus. Vous aurez peut-être plus à gagner à faire un effort pour deux clients (ou pour cinq véganes à 20 %, par ex.) que pour un seul végane que vous pouvez vous permettre d’ignorer.

Ce débat peut sembler quelque peu académique et abstrait, mais mon but, comme bien souvent, est de faire prendre conscience aux véganes de la valeur et de l’importance des personnes réduisant leur consommation de viande et qu’il vaut mieux éviter de se concentrer uniquement sur les véganes. Comme je l’ai déjà écrit dans plusieurs posts sur ce blog, je pense qu’une évolution dans notre société se fera plus rapidement à travers un grand nombre de personnes réduisant leur consommation de viande qu’à travers un petit pourcentage de véganes (voir Ce que le véganisme peut apprendre de la tendance du sans gluten). Ce sont les personnes réduisant leur consommation de viande, bien plus nombreuses, qui influencent la demande, obligeant ainsi les fabricants à y répondre avec de plus en plus d’alternatives véganes, nous rendant ainsi la vie plus facile en tant que véganes à plein temps. J’ajouterais, pour ceux d’entre vous qui craignent que les personnes réduisant leur consommation de viande n’aient pas la même motivation éthique que nous : il se peut très bien que leur évolution morale se fasse après leur changement d’alimentation.

Bien évidemment, je ne sous-entends pas ici que l’augmentation du nombre de véganes n’est pas nécessaire ou importante. Selon moi, les véganes sont beaucoup plus enclins à s’engager sérieusement en tant que militants, à faire des dons pour la cause, à tourner des documentaires ou ouvrir des restaurants véganes, etc. Je suggère simplement une approche à double face : faire augmenter à la fois le nombre de véganes et le nombre de personnes réduisant leur consommation de viande.

Vous avez d’autres arguments sur pourquoi un végane vaudrait mieux ou moins que deux semi-véganes ? Faites le savoir !

Également publié ici : https://www.vegetarisme.fr/2-semi-veganes-equivalent-1-vegane/.